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de la vie naturelle, en ressentir soit par souvenir soit par imagination, les mouvemens et les tumultes, non pour les approuver, mais cependant avec une sorte de sympathie généreuse, et comme si, pendant un instant, il en jouissait lui-même par redoublement et retentissement. C’est le langage de l’homme, non plus de l’ascète. C’est la vie, vue du point de vue de la vie, et non du point de vue du ciel et du salut. Un Montaigne, éloquent et passionné, parlerait cette langue. L’auteur de l’Imitation ne la connaît pas ou ne la connaît plus. Rien de plus souvent cité que cette page immortelle sur la jeunesse qui illumine le panégyrique de saint Bernard ; mais elle rentre trop dans notre sujet, et se rapporte trop à la pensée de ce travail pour que nous nous en privions, si connue qu’elle soit : « Vous dirai-je en ce lieu, messieurs, ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans? Quelle ardeur! Quelle impatience ! Quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, ne leur permet rien de rassis et de modéré... Cette verte jeunesse, n’ayant encore rien de fixe et d’arrêté, est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions. Là, les folles amours, là, le luxe, l’ambition et le vain désir de paraître... Tout s’y fait par une chaleur inconsidérée... Comment accoutumer à la règle cet âge qui ne se plaît que dans le mouvement et le désordre et qui n’a honte que de la modestie et de la pudeur! La jeunesse, qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu’au présent et y attache toutes les pensées ; elle ne trouve rien de fâcheux; tout lui rit, tout lui applaudit, et comme elle se sent forte et vigoureuse, elle tend les voiles de toutes parts à l’espérance qui l’enfle et qui la conduit... Enivrés de leurs espérances, les jeunes gens croient tenir ce qu’ils poursuivent. Ravis de la douceur de leurs prétentions infinies, ils s’imagineraient perdre infiniment s’ils se départaient de leurs grands desseins. » Si Bossuet semble ici se laisser entraîner un instant au charme de la vie, ce n’est pas pour longtemps ; il se réveille aussitôt pour nous rappeler la même extrémité, la même loi inévitable, et il s’écrie : « Bernard ! Bernard ! cette verte jeunesse ne durera pas toujours : cette heure fatale viendra qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence ; la vie nous manquera comme un faux ami au milieu de toutes nos entreprises. Là tous nos beaux desseins tombent par terre; là s’évanouiront toutes nos pensées. »

Nous ne trouvons pas dans Bossuet de peintures particulières de la maturité, de l’âge moyen de la vie. C’est que toutes les peintures précédentes appartiennent à cet âge. C’est devant les hommes qu’il prêche ; c’est aux hommes qu’il s’adresse la plupart du temps.