Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/812

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’autre bout de la ville, la visite qu’il nous avait faite le jour de notre arrivée. Nous étions précédés et suivis par une escouade de harabas, armés de leurs fusils, et de méchouaris, qui portaient de grandes lanternes comme on en voit partout en Orient. A peine étions-nous engagés dans les rues, qu’il nous semblait que nous avancions dans une ville fantastique, habitée par des fantômes. Les rues sont si étroites, qu’on ne peut guère y circuler plus de deux ou trois de front; et ce qui les fait paraître plus étroites encore, c’est la hauteur, qu’on croirait, la nuit, démesurée, des maisons qui les bordent. Il faut lever la tête avec effort pour distinguer au sommet de ces murailles sombres un ruban de ciel tacheté d’étoiles. On est en quelque sorte écrasé par l’obscurité qui vous domine. La faible lueur des lanternes, se reflétant sur les uniformes rouges des harabas et sur les robes blanches des méchouaris, laissait percer quelque clarté à nos pieds. Nous étions à cheval, dans une région intermédiaire entre la noire obscurité d’en haut et la tremblotante lumière d’en bas. Parfois nous passions sous des voûtes tellement basses qu’il fallait nous courber pour ne pas y heurter nos têtes; ailleurs, au contraire, des arcades légères réunissaient les étages supérieurs des maisons, semblables à des ombres projetées de la terre sur la ligne du ciel étoile. Nous avancions sans mot dire, n’entendant d’autre bruit que les pas de nos chevaux et des soldats de notre escorte. Quand nous passions dans les quartiers les plus populeux, dans les bazars remplis de foule, le silence n’était pas moins profond. Sur les boutiques et le long des murs, des milliers de figures, immobilisées par la curiosité, contemplaient notre défilé ; les unes, celles des femmes, complètement voilées, sauf à la place des yeux, que la nuit ne nous permettait pas de distinguer, les autres, celles des hommes, entièrement découvertes, mais si fixes et si calmes, qu’elles en avaient perdu toute expression : aucune ne bougeait; seuls, quelques enfans nous poursuivaient pour nous voir plus longtemps, et glissaient sans les frôler entre les jambes de nos montures ; ils tombaient parfois dans leur course, ils roulaient à terre, mais sans pousser un cri, pas même un soupir. De loin, nous apercevions bien du mouvement, comme un remous de têtes, comme un flottement de robes et de manteaux ; mais, dès que nous approchions, la vie s’arrêtait : chacun demeurait figé dans la pose où il se trouvait ; les marchands tendaient aux acheteurs des objets que ceux-ci ne touchaient pas; les porteurs d’eau tenaient leur outre courbée sans l’ouvrir pour en laisser échapper le liquide ; de grands nègres hébétés retenaient d’une main une charge sur leur tête, l’autre restant projetée en avant dans un geste de surprise. Nous sommes allés à la maison du grand-vizir