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qui étaient médiocres, le service ne m’ayant point acquis de richesses. Cet homme me répondit qu’il était le maître de la maison, qu’il s’appelait Van den Enden (Francois-Affinius), maître de pension assez connu, qu’il me recevrait volontiers, sans trop prendre garde à l’intérêt; qu’il suffisait que je payasse le même prix que les autres pensionnaires ; qu’il avait toujours aimé les officiers et que je ne devais pas me faire une peine de cette petite jeunesse qui logeait chez lui, la plupart enfans de qualité, qu’il saurait me distinguer et me mettre à sa table avec sa famille, séparé de ce petit peuple. » Du Cause agréa la proposition et vint, le jour même, s’installer chez le maître de pension. Il y garda un strict incognito et ne dit rien de sa famille, qui appartenait à l’Agénais[1]. Il sut se rendre agréable dans le petit cercle où il vivait, et pénétra chaque jour davantage dans l’intimité de Van den Enden et des siens. Il prenait grand plaisir à la conversation nourrie et instructive de son hôte, dont le savoir l’émerveillait. Le médecin flamand conçut pour lui de l’amitié, et sans défiance à l’égard d’un jeune homme qui paraissait étranger à la cour, il s’ouvrit souvent à lui de ses sentimens hostiles au gouvernement français., Il évitait toutefois de rien dire qui se rapportât au dessein qu’il poursuivait et lui cacha ses relations avec Latréaumont ; mais elles n’échappèrent pas à l’œil pénétrant de Du Cause, à qui cet aventurier n’était point inconnu, et quelques mois après son admission chez Van den Enden, il remarqua les fréquentes visites que Latréaumont faisait à celui-ci. Son attention fut d’autant plus éveillée sur ces visites qu’elles affectaient un caractère mystérieux.

Latréaumont entrait par la porte secrète du bout du jardin dont il avait la clé, et prenait des précautions extraordinaires pour n’être point vu. D’autres visites qui n’étaient pas moins entourées de mystère vinrent ajouter à la curiosité de Du Cause ; c’étaient celles du chevalier de Rohan, que notre jeune officier reconnut pour l’avoir plusieurs fois aperçu à l’armée. Il ignorait alors l’intimité qui existait entre Rohan et Latréaumont; la présence fréquente de ces deux personnages chez Van den Enden excita fort son étonnement. Il ne pouvait s’expliquer qu’un homme de si haute maison qu’était le chevalier de Rohan se fût associé à un individu aussi décrié que Latréaumont. Sachant le chevalier de Rohan fort à court d’argent. Du Cause supposa qu’à bout d’expédiens pour s’en procurer, ce jeune seigneur avait eu l’idée de recourir à l’alchimie et que Latréaumont l’avait conduit à Van den Enden,

  1. Du Cause nous a laissé, dans ses Mémoires, des détails fort intéressans sur sa jeunesse et sur la campagne de Candie.