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modestie : « Je suis peu de chose auprès de vous ; mais nous avons ceci de commun, vous et moi, que nous sommes l’un et l’autre historiens et chrétiens. » A quoi le petit homme aux yeux noirs répliqua vivement: « Ah! permettez, il y a cette grande différence entre nous que vous êtes plus chrétien qu’historien, et que je suis plus historien que chrétien. »

L’historien français qu’on pourrait le mieux lui comparer est M. Mignet, qui s’intéressait autant que lui aux crises provoquées en Europe par la réforme luthérienne et calviniste et qui a consacré à ce grand sujet de magistrales études. Ils avaient l’un et l’autre une haute et lumineuse raison, la probité du savoir, beaucoup de circonspection, l’indépendance et la rectitude du jugement, le perpétuel souci de la dignité de l’histoire, l’amour des lettres et du bien dire. Mais, libéral dans l’âme, fidèlement attaché aux principes de 89, M. Mignet, quelque sujet qu’il traitât, ne les oubliait jamais. Il était toujours du parti du mouvement et des émancipateurs. Les hommes ne l’intéressaient que par l’influence qu’ils avaient exercée sur les institutions. Il les considérait comme des ouvriers, travaillant les uns à la journée, les autres à leurs pièces, et peu lui importait qu’ils fussent blonds ou bruns, qu’ils eussent une physionomie heureuse ou renfrognée, il demandait à voir leur ouvrage pour s’assurer qu’ils avaient gagné leur salaire. Il avait le cœur plein des droits des peuples, et, comme l’a fort bien dit M. Spuller, «cet historien était un serviteur zélé de l’esprit humain[1]. » Quoique M. Léopold Ranke s’occupât beaucoup des institutions, il faisait passer bien des choses avant la liberté politique, et si on lui avait demandé ce qu’il aimait le plus au monde, il aurait répondu : « c’est la civilisation. » Mais il ne pensait pas qu’elle fût toujours en progrès et que les hommes d’aujourd’hui n’aient rien à envier aux hommes d’autrefois.

Bien qu’il se fît une règle de ne maudire personne, il a maudit le couteau de Ravaillac. « Une horrible destinée attendait Henri IV, s’élevant jusqu’à lui du sein des puissances de ténèbres. Tandis que, plein de courage et d’allégresse, il marchait à une entreprise qui se présentait à lui comme sa mission dans l’histoire du monde, au début de nouveaux exploits et de nouvelles expériences, il tombe, il expire sous le couteau d’un misérable scélérat. C’était la destinée de César, sans la grandeur des formes que l’antiquité déploie jusque dans le crime. » Si Henri IV avait vécu, s’il avait pu exécuter sa grande entreprise, que sait-on? il aurait peut-être épargné à l’Allemagne les horreurs de la guerre de trente ans « et sauvé cette civilisation de la

  1. Figures disparues, portraits contemporains, par M. Eugène Spuller ; Paris, 1886.