Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/697

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son génie, et qui, au lieu de contrarier ses qualités naturelles, leur donnera pour ainsi dire le moule qu’elles attendent.

Pour bien reconnaître nous-mêmes ce que nous sommes, il faut écarter le voile funèbre répandu sur la guerre malheureuse. On admet assez que nous avons de l’élan au début d’une campagne, mais nos ennemis font entendre que nos impressions suivent la règle assez ordinaire à celles qui sont vives et qui ne sont pas durables. Que ceux qui ont pu accepter les reproches qui s’adressent aux nations découragées veuillent donc se reporter à l’époque où nous faisions des guerres heureuses. — La guerre de Crimée fut un siège qui dura de longs mois ; elle prouva que la nation française possède les dons qui semblent généralement s’exclure les uns les autres. Cette armée était restée immobile dans un fossé, recevant les coups sans pouvoir toujours les rendre; elle avait vécu dans la boue ou dans la neige. Elle avait passé par des momens terribles.

« Lorsque le capitaine Schmitz, envoyé par le général Forey, atteignit la batterie du fort génois[1], elle était littéralement broyée. Une seule pièce continuait de tirer; toutes les autres, hors de service, étaient couchées sur leurs affûts brisés, les parapets étaient à jour, le sang inondait les plates-formes, les bombes et les obus à shrapnel éclataient de tous côtés. Le commandant Penhoat, debout au milieu de ce désastre, surveillait le tir de son unique pièce et donnait froidement le signal aux canonniers : « Tant que je pourrai tirer un coup de canon, je resterai là, dit-il au capitaine Schmitz. » (Bazancourt, Expédition de Crimée.)

Il sembla, cependant, que cette longue attente n’eût servi qu’à concentrer l’énergie de l’armée. Lorsque, les montres ayant été réglées, elle s’élança, ce fut en plein jour, à midi, la poitrine découverte, que ses colonnes d’assaut marchèrent à la gloire. Dans cette guerre mémorable, l’armée française fit donc preuve à la fois de constance et d’élan. Elle déploya ces qualités à Tourane, qui fut un ossuaire ; à Ki-hoa, où ses colonnes, qui représentaient l’armée de terre et l’armée de mer, durent cheminer à travers des obstacles plus faits pour arrêter des bêtes féroces que des hommes.

Ce sont là des titres qui ne peuvent pas être supprimés par un jour de malheur.

Non, il n’y a pas dégénérescence de race. Nous avons vu des paysans mobilisés, des hommes sauvages, conduits par des clercs de notaire dont ce n’était pas le métier, nager littéralement dans le feu. Leur brillant courage n’était pas plus capable d’arrêter la marche de l’invasion qu’une lance allant au-devant d’une machine-outil. Mais une nation qui se bat pendant sept mois, sans connaître

  1. La batterie des hommes sans peur.