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échangent des pensées vives et profondes sur « le bonheur, la vertu, la mort, l’immortalité. » Le poète de la bande, qui n’est autre que l’auteur de la Messiade, KIopstock, s’interrompt pour poser ses lèvres sur les lèvres d’une belle jeune fille aux yeux noirs. Que de baisers on échangeait alors! « Les gens sérieux et cultivés, écrit avec gravité M. Freytag, en gardaient comme un arrière-goût, un délicat désir sensuel, qu’on n’ose pas nommer précisément concupiscence, et les jeunes filles, une certaine hardiesse naïve dans leurs relations avec les hommes. »

Nous ne saurions donner à ces mots de meilleur commentaire que des fragmens des lettres de Caroline Flachsland à Herder[1]. Vers 1771, Mlle Flachsland, jeune fille de bonne famille, au sortir d’un sermon de Herder où elle a entendu « la voix d’un ange,.. les paroles de l’âme, » tombe amoureuse de l’angélique prédicateur, et lui déclare sa passion. Les voilà à peu près fiancés : « Laissez-moi revenir à l’heure amère de notre séparation, écrit Caroline ; c’est près de votre lit, où peut-être vous avez pensé à moi, rêvé de moi, que je vous ai vu pour la dernière fois. Ne pensiez-vous pas que je me coucherais là où vous vous étiez couché? Oui, je le fis, et quand toutes mes larmes furent pleurées, je sentis (oh! pardonnez-moi ce petit souvenir de mes sens), je sentis combien était douce la place où vous aviez dormi. Que je voudrais pouvoir la transporter dans ma chambre, ou me transporter moi-même dans la vôtre. » — Tous les deux sont pauvres comme Job ; elle ne possède pas même de quoi acheter « deux cuillers, » peut-être tout juste de quoi acheter « une robe. » Herder n’a pour tout patrimoine que sa malle à moitié vide ; il ajourne le mariage et lui écrit : « Qu’il ne serait pas loyal de l’introduire dans un lit qui n’est pas encore fait, qui n’est encore que de la paille. » La même jeune fille romanesque se met un soir des vers luisans dans les cheveux, et ne fait point en cela preuve d’extravagance; elle suit la mode et le goût du siècle. Son amie Lila von Ziegler, demoiselle d’honneur à la cour de Hombourg, qui lui envoie « un petit cœur bleu, suspendu à un ruban blanc, » — « s’est fait élever une tombe dans son jardin, elle y a des bosquets et des roses, et un petit agneau qui mange et boit avec elle. »

L’attendrissement de l’époque est si contagieux qu’il sévit jusque sur les hommes les plus durs de race. Un de ces junkers prussiens, dont le nom a fait depuis quelque bruit dans le monde, fils et petit-fils de soldats, le capitaine Charles-Alexandre de Bismarck[2], ayant donné sa démission de l’armée, emploie ses loisirs à composer

  1. Traduction de M. Nefftzer.
  2. Il est l’aïeul du « chancelier de fer. »