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révolutionnaire : « Des théories générales et de la présomption sont toujours cause de terribles malheurs. » Brandès remarque, en 1790, combien les chefs de la révolution manquent de sens pratique, de connaissance des hommes ; Gneisenau prévoit que les Français qui décrètent la liberté sont mûrs pour la servitude. Séduit d’abord par le rationalisme politique, Guillaume de Humboldt se rend bientôt compte de l’infirmité des théories ; il doute qu’une constitution fondée sur les seuls principes de la raison puisse durer. Justus Mœser critique les Droits de l’homme comme trop abstraits; c’est pour Glaudius une pure chimère de fonder un état social sur les principes de la logique. Contre le radicalisme cosmopolite, l’école historique va se fonder : « Classique en France, la révolution sera romantique en Allemagne... Les Français démo- lissaient leurs bastilles et brûlaient leurs chartes, les Allemande, vont restaurer leurs châteaux et rassembler leurs archives[1]. »

Si funeste en sa méthode, si généreuse en ses visées, notre révolution n’en a pas moins été pour l’Allemagne un bienfait. Elle a obligé les princes à alléger le joug de leurs peuples en même temps que sa menace et son expansion éveillaient peu à peu le sentiment d’unité, si rare au XVIIIe siècle ; les plus grands esprits de ce temps pensent comme Lessing: ils n’ont « aucune idée de ce que peut être le sentiment de patrie. »

Ce qui achève le contraste, c’est que les premiers temps de la révolution, pour nous si tumultueux, ont été en Allemagne les plus fertiles en chefs-d’œuvre. Durant les dix années qui suivent la paix de Bâle (1795-1805), le XVIIIe siècle allemand jette ses plus beaux feux. M. Freytag s’est plu à mettre en parallèle nos événemens politiques et les œuvres contemporaines des poètes de sa nation, afin de marquer ce que nos victoires ont eu de barbare et de passager, comparées à la pure gloire des lettres : Reineke Fuchs ; le Roi et la Reine guillotinés ; — Robespierre et la Terreur ; Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ; — Lodi, Arcole; Wilhelm Meister, les Heures, les Xénies ; — la Belgique française, Hermann et Dorothée ; — la Suisse et l’état de l’église française, Wallemtein; — la rive gauche du Rhin française, la Fille naturelle et la Pucelle d’Orléans; — le Hanovre occupé par Napoléon, la Fiancée de Messine; — Napoléon empereur et Guillaume Tell, ou le droit des nations proclamé par le régicide.

L’énumération ne serait pas complète si nous omettions les chefs-d’œuvre de la musique, où le génie germanique, vague et profond, a excellé. Dans l’âme tendre, moqueuse et passionnée d’un Mozart, dans la sublime tristesse d’un Beethoven, l’Allemagne a eu son

  1. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution.