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l’attitude des démons vaincus. Voltaire ne pouvait détruire ce qu’il ne pouvait remplacer. Goethe a dit, au contraire : « A quoi bon appeler mauvais ce qui est mauvais?.. Élevons des temples où l’humanité vienne goûter des joies pures, » et c’est à cet édifice que poètes et penseurs allemands du dernier siècle ont travaillé de tous leurs efforts. Le mot de Joseph de Maistre : l’irréligion est canaille, ne peut s’appliquer à l’Allemagne : l’irréligion y est religieuse. A l’idéal ancien Lessing, Herder, Kant, Schiller et Goethe ont opposé un idéal nouveau, à la foi ancienne une foi nouvelle, dans laquelle ceux qui abandonnent l’ancienne église sont assurés de trouver asile. Lorsqu’au fond d’un séminaire Renan ouvrait pour la première fois les œuvres de Herder, il croyait « entrer dans un temple. » Des esprits clairvoyans ont signalé le danger de cette concurrence; le plus libéral des moines, Lacordaire, engageait les jeunes chercheurs d’idéal à se nourrir plutôt de toute l’antiquité païenne qu’à lire Kant et Goethe, qu’il traite de mauvais génies, dignes des plus honteux châtimens[1].


III.

En Allemagne comme en France, la marche du siècle conduit ainsi à des changemens profonds. Les deux mouvemens viennent d’une même impulsion, de l’aspiration à la science, à une humanité plus pure et plus libre. Mais la manière différente dont ils ont abouti, en Allemagne à des révolutions d’idées, en France à des bouleversemens d’état, achève de mettre en contraste le caractère de deux peuples.

Il serait, aisé de tracer un sombre tableau de l’ancien régime, tel qu’il existait de l’autre côté du Rhin. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les souverains de Prusse et d’Autriche avaient pris une généreuse initiative de réformes, mais, sous ces gouvernemens despotiques, la classe moyenne, qui commençait à s’éclairer et à s’enrichir, n’avait aucune action, et, dans une foule de petites principautés, c’était une tyrannie s’exerçant de porte à porte, vexatoire et tracassière par ses moindres actes, une noblesse insolente et rapace, le paysan en servage, et, dans les villes libres, une bourgeoisie jalouse de ses privilèges, une oligarchie de corporations. En Allemagne comme en France on sentait les abus : on attendait vaguement l’aurore de jours meilleurs. Dès 1758, Zimmerman, écrivait : « Nous vivons dans l’aube d’une grande révolution, d’une nouvelle séparation de lumières et de ténèbres. » Les dogmes de Rousseau flottaient bientôt dans le ciel orageux de l’Europe; partout

  1. Correspondance de Lacordaire, publiée par l’abbé Perreyve.