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dépassent de beaucoup ce que nous offre la réalité, quelle autre ressource reste-t-il, sinon de renoncer une fois pour toutes à ce qui est hors de notre atteinte : « Renonce ! renonce ! c’est là ce que chaque heure te crie d’une voix rauque, » — se résigner avec les choses et tolérer les hommes, en un mot, « prendre le monde comme une nécessité donnée : » ce point de vue concilie l’optimisme et le pessimisme, la doctrine épicurienne et la doctrine stoïcienne.

Une telle sagesse est à la portée de peu d’hommes, mais qu’il est plus restreint encore le nombre de ceux qui se délivrent de ce que le monde a de laid, de triste, d’inachevé, en réfléchissant ce monde dans le miroir de l’art qui embellit, en se consolant de la douleur par une belle image de la douleur, de ces élus auxquels « un Dieu a donné d’exprimer ce qu’ils souffrent » et pour qui « poésie est délivrance ! »

A la joie de l’artiste Goethe ajoute la joie du savant qui explore le monde réel, contrôlant à chaque pas ses intuitions à l’aide de l’observation et de l’expérience. Comme Leibniz et comme Herder, il entrevoit, sous la diversité des phénomènes, une unité profonde, une évolution sans hâte ni repos : au sein de la nature l’homme lui apparaît non comme le représentant d’un ordre supérieur et invisible, mais comme un dernier chaînon. Dans un fragment intitulé Granit (1778), on lit ces mots : « Je ne crains pas que l’on m’accuse de contradiction, quand je passe de l’étude du cœur humain, cette partie de la création la plus mobile, la plus muable, la plus inconstante, à l’étude du granit, cet enfant de la nature le plus ancien, le plus ferme, le plus profond, le plus solide, car toutes les choses naturelles sont connexes. » La contemplation des lentes métamorphoses lui procure la paix sereine; il écrit, le 9 avril 1781, à Lavater : « Ces premières semaines du printemps sont bénies pour moi; chaque matin une nouvelle feuille, un nouveau bourgeon m’accueillent. La végétation pure, silencieuse, toujours renaissante, libre de douleur, me console souvent de la misère des hommes... »

Goethe fait de la science le fondement de la vie humaine, dont l’art est la consolation et la fleur. Il n’a point le goût des chimères, l’exaltation à un certain degré lui est antipathique, ses personnages ne sont pas des héros, comme ceux de Schiller : Sainte-Beuve note que Goethe a tout compris, hormis peut-être Léonidas ou Pascal, la volupté du sacrifice, le tourment de l’infini. Il détourne sa pensée de la mort stérile, de l’au-delà, qu’il laisse « à la méditation des dames oisives; » il plaint Schiller de s’être adonné à la métaphysique, « cette inutile recherche que l’on peut considérer comme le supplice de l’intelligence. »

C’est le lien qui unit la pensée de Goethe à celle de Kant. Le progrès des sciences naturelles, physiques, physiologiques, achemine