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en Allemagne Leibniz et Spener, comme en Angleterre Bacon, Hobbes et les puritains, en France Descartes, Gassendi et les jansénistes. Leibniz, en qui s’exprime le génie allemand à la plus haute puissance, nous offre les caractères propres aux grands esprits de sa nation. C’est d’abord l’ungeheure Vielseitigkeit, l’incroyable variété des connaissances et des aptitudes jointe à la curiosité universelle : il est historien, philologue, chimiste, alchimiste, mathématicien hors de pair; — c’est aussi la largeur des horizons qui dépassent de beaucoup son temps et atteignent jusqu’au nôtre. Dans ses innombrables mémoires, tirés de la poussière des archives, que de questions soulevées, que de vues d’hommes d’état, que de plans utopiques ! Politique coloniale, projet d’une conquête de l’Egypte soumis au roi de France en 1672, et intérêt de l’Allemagne à voir la France s’engager en des expéditions coûteuses et lointaines : socialisme d’état, organisation d’ateliers nationaux où les ouvriers travailleraient gaiment ; association de tous les peuples en vue d’utiliser les forces de la nature; plan d’une société de savans, sur le modèle de l’ordre des jésuites, destinée à gouverner le monde...

La vocation de métaphysicien est un second trait de nature germanique. « Je n’avais pas encore seize ans, écrit-il, que je me promenais des journées entières dans un bois pour prendre parti entre Aristote et Démocrite. » Ce qu’il y a d’impérissable dans la philosophie de Leibniz, c’est cette intuition qui ramène les contrastes apparens à une unité profonde. Il ne s’arrête pas à la conception superficielle d’un dualisme de l’esprit et de la matière; l’univers lui apparaît comme une métamorphose de la monade primitive, et son hypothèse, nos sciences, sous les noms plus modernes d’atome, de conservation de la force et d’évolution, la confirment à chaque pas. Mais, inventeur imaginatif, il mêle bien des rêves à des vérités entrevues comme à la lueur d’un éclair, et le point vulnérable de sa philosophie, c’est une confiance directe dans la pensée humaine, présupposée capable de dépasser le cercle de l’expérience et d’atteindre l’absolu : c’est là le talon d’Achille de toute métaphysique, que Kant saura découvrir.

Il y a en outre, chez ce grand esprit, une arrière-pensée d’utilité. Conseiller de justice à la cour de Hanovre, Leibniz n’a pas vécu, comme Descartes et Spinoza, loin des intérêts politiques, dans la solitude d’un poêle; il se sent attiré vers les doctrines que les hommes réunis en société ont intérêt à croire, âme immortelle. Dieu rémunérateur. « Plût à Dieu, écrivait-il en 1696, que tout le monde fût au moins déiste, c’est-à-dire bien persuadé que tout est gouverné par une souveraine sagesse ! » Les conséquences que les disciples de Spinoza pouvaient tirer du spinozisme, lui semblaient « propres à endurcir les cœurs... Les gens qui partagent ces idées