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dépêche à lord Suffolk, les définit « une race de gens pauvres, vains, ignorans, sans principes. » — « Tout me fait voir, dira-t-il à Eckermann, que la race qui vit là a des manières si rudes que la délicatesse ne ferait pas avancer celui qui voudrait la conserver. » Cette rudesse, cette brutalité prussiennes étaient si fort honnies à Weimar, qu’un major Lichtenberg, pour avoir frappé un soldat, y était mis au ban de la société. Le culte des lettres nationales, l’esprit cosmopolite, le développement des belles individualités, sans autre patrie, sans autre religion que l’idéal, tels étaient les nobles buts que l’on poursuivait à la cour des Muses. En face de Berlin, cité de fonctionnaires et de soldats, Weimar, la petite ville des poètes, représente au XVIIIe siècle l’individu contre l’état.

Dans cette bourgade mal pavée, mal éclairée, bordée de granges couvertes en chaume, une nièce de Frédéric II, la duchesse Anna-Amalia, était appelée à la régence au moment même où la littérature, jusque-là faible et languissante, commençait à prendre son essor (1758). Elle choisissait Wieland comme précepteur du jeune prince et, avec une bonhomie toute familière, s’endormait parfois sur son épaule ou se querellait avec lui. Au temps du carnaval, à une redoute où l’on ne payait qu’un florin d’entrée, elle se suspendait au bras du premier masque qui l’invitait, elle chantait à l’occasion des chansons d’étudiant et lisait Aristophane dans le texte grec. Son fils Charles-Auguste n’avait en matière d’art qu’un goût princier, un goût douteux ; pourtant il mit sa gloire à réunir à sa cour, non, comme l’ancien roi de Prusse, des grenadiers géans, mais des géans de lettres ; son chapelain s’appellera Herder et son conseiller Goethe. Quand ils voyaient leur jeune souverain en toilette de Werther, bottes molles, culotte jaune et frac bleu, s’exercer avec Goethe sur la place de Weimar à faire claquer des fouets, les barons Thunder ten Tronckh levaient les bras au ciel, tant était nouvelle, inouïe, cette familiarité de prince à roturier. Que valait un poète pour des hobereaux qui croyaient déroger en cultivant leur esprit ? Ce n’est qu’à la génération suivante que l’Allemagne aura ses gentilshommes lettrés et savans, les Stolberg, les Humboldt ; la bourgeoisie les a précédés. Il nous faut indiquer comment s’est accompli le relèvement de la classe moyenne, dont nous voyons les glorieux représentans groupés à la fin du siècle autour du duc de Weimar.


II.


C’est le terme d’une évolution des esprits qui commence après la guerre de Trente ans. Au XVIe siècle, la littérature avait suivi le mouvement démocratique de la réforme; dans les villes libres de l’empire, elle était devenue populaire, humoristique avec le cordonnier