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naturelle et simple. On sentait qu’il eût été possible de la dresser d’une manière remarquable. Mais qu’espérer de soldats ainsi habillés, ainsi armés, ainsi commandés? On voyait passer au milieu d’eux des chaînes de prisonniers attachés les uns aux autres. Ces chaînes constituent la salle de police du Maroc. Pour la plus simple faute, on est mis à la chaîne. Il y a donc toujours dans l’armée une quantité considérable de chaînes de vingt et trente malheureux attachés les uns aux autres, ne pouvant faire que des mouvemens collectifs, obligés de rester côte à côte et de s’entraver mutuellement de la manière la plus piteuse. Ils marchent, ils travaillent, ils dorment ainsi. Rien ne pourrait rendre l’état de saleté des tentes des soldats. Il n’y en a pas une pour un certain nombre d’hommes; il y en a un certain nombre pour toute l’armée, et on y empile les hommes au hasard, tantôt en si grande abondance qu’ils ne peuvent plus tenir dans la toile, tantôt en petit nombre, lorsque quelques-uns d’entre eux sont assez riches ou assez forts pour obliger de déguerpir ceux qui voudraient se mêler à eux. Au milieu des tentes des soldats se dressent d’autres tentes de formes très variées, composées de quelque loque trouvée, de quelques branches, parfois même de simples fougères liées les unes aux autres. C’est là qu’habite ce personnel flottant qui suit les camps, dans tous les pays du monde. Mais, au Maroc, il est particulièrement étrange, hideux et pittoresque. On y aperçoit des centaines de femmes peintes et repeintes de la façon la plus sauvage sur toutes les parties du corps, habillées ou déshabillées avec les vêtemens les plus fantasques, ornées de bijoux les plus originaux. Elles ne se bornent pas à s’entourer les yeux de khôl, à se tatouer les bras, le front, le menton, les joues, les jambes et les pieds ; j’en ai remarqué qui s’étaient décoré les seins d’invraisemblables arabesques. Plusieurs, pendant que nous passions, faisaient sécher au soleil ces peintures fraîchement exécutées. Une, en particulier, venait de se couvrir le ventre d’une couche de henné, et elle l’exposait au grand jour avec la plus parfaite impudeur, dans une pose qui ne cherchait point à être provocante, mais simplement à être commode. Beaucoup de ces femmes étaient vieilles, ridées, abominablement décrépites. Les plus jeunes étaient horriblement flétries et portaient les marques des plus affreuses maladies. On nous dit qu’elles suivaient toujours ainsi l’armée, s’associant quatre ou cinq pour acheter une tente et un baudet sur lequel elles montaient alternativement ou même simultanément durant la marche. Après le campement de cette suite féminine de l’armée, venaient dans tous les sens les campemens des goums des tribus qui se rendaient à l’appel du sultan pour l’accompagner dans sa prochaine campagne.