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désagréable, on nous placerait à l’ombre de quelque muraille protectrice. Au lieu de cela, c’est au grand milieu de l’esplanade du sultan, en plein soleil, déjà fort ardent pour nos fronts, que le maître des cérémonies nous fit mettre pied à terre et nous recommanda d’attendre patiemment l’arrivée de son maître. Il était clair qu’on avait choisi cette place afin que tous les rangs de l’armée pussent contempler l’ambassade chrétienne humiliée devant le prince des croyans. Pour que notre rôle de vassaux fût encore plus ostensible, on disposa auprès de nous nos deux batteries d’artillerie et derrière elles on fit placer les trois jumens que nous allions offrir au sultan. C’étaient les tributs que nous apportions au chef de l’islam, qui ne daignait nous recevoir que pour les accepter. Il n’y avait, à coup sûr, pas un doute à ce sujet dans l’esprit de cette masse de nègres, d’Arabes, de Berbères, de sang-mêlé, qui nous regardait curieusement. Les siècles ont glissé sur ces natures primitives sans leur apporter une idée nouvelle. Ils ne savent rien du monde ; ils ne connaissent que leur pays. Ils s’imaginent être encore à l’époque où le nom de Mahomet faisait trembler la chrétienté, où l’Espagne subissait le joug de l’islamisme, où l’Europe entière se sentait menacée par lui.

De l’endroit où nous étions, nous pouvions lire sur les visages des soldats rangés autour de nous les sentimens que notre vue leur inspirait. Il va sans dire que nous avions gardé nos chapeaux sur la tête, ne devant nous découvrir qu’à l’arrivée de Moula-Hassan. L’exactitude n’étant pas la politesse des sultans, celui-ci ne se pressait pas d’arriver. Comme consolation, nous avions la visite de quelque grand personnage, qui se détachait du groupe blanchâtre de la porte du palais pour venir nous prêcher la patience, première vertu des vassaux. Tantôt c’était le caïd el-méchouar, tantôt le grand-vizir, lequel se traînait à peine, tantôt un ministre quelconque. Ces hauts dignitaires allaient, venaient, circulaient, et le temps s’écoulait. Je crois bien que cette manière de nous laisser dans l’attente faisait encore partie du programme. Cependant tout a une fin ; au bout de trois quarts d’heure environ, nous aperçûmes un grand mouvement dans le groupe blanchâtre sur lequel nous avions toujours les yeux fixés. Une double ligne de méchouari, c’est-à-dire de soldats du méchouar, sortes de gardes du corps ou d’agens de police du sultan, coiffés du tarbouch rouge pointu, portant une longue robe rouge ou noire sur laquelle était passée une chemise blanche transparente, un long bâton à la main, s’avança vers nous au pas de course. Au même moment, toutes les musiques se mirent à jouer tous les airs cosmopolites de leur répertoire, et d’immenses acclamations, éclatant de toutes parts