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toute émotion vaguement pénible ou vaguement agréable, de toute appétition sourde, de toute réaction mentale pendant un profond sommeil ? — C’est à vous, répond-il, qu’incombe la preuve. — Mais la preuve incombe à quiconque affirme et nie ; or, M. Ribot, au lieu de se tenir dans le doute, nie et affirme : « Le sommeil complet, absolu, sans aucun rêve, dit-il, est sans doute l’exception, mais il suffit qu’il se rencontre, et non rarement, pour que le caractère intermittent de la conscience soit établi. » Un paysan, affirme M. Ribot, « en général ne rêve pas. J’en connais plusieurs qui considèrent le rêve comme un accident rare dans leur vie nocturne. » — Mais, dirons-nous, on peut ne pas se souvenir d’avoir rêvé et même parlé ou répondu pendant son sommeil ; d’ailleurs, on peut ne pas rêver sans cesser pour cela de sentir. Tous ces faits ne prouvent donc rien en faveur d’une thèse ou d’une autre.

Les deux seules raisons alléguées à l’appui des affirmations précédentes sont empruntées, l’une à la physiologie, l’autre à la psychologie. La physiologie nous apprend que le souvenir est lié à un état de réparation du cerveau, par conséquent « de repos relatif, » dit M. Ribot. D’où M. Ribot conclut précisément que ce repos doit être ou peut être absolu. La chose, selon nous, est contre toute vraisemblance, et il n’est guère admissible que le cerveau, où le sang ne cesse de circuler, ne sente point à un degré quelconque : la suspension absolue du sentiment général de la vie ne serait-elle pas plutôt la mort que le sommeil[1] ?

L’autre raison d’ordre psychologique, est fournie par M. Despine[2]. Selon lui la preuve la plus convaincante de ce fait que l’esprit peut, pendant le sommeil, avoir son existence momentanément suspendue, c’est qu’il lui arrive de joindre bout à bout l’instant où il s’endort avec celui où il s’éveille et que ce temps est pour lui comme s’il n’avait pas existé : « Je fus appelé, dit M. Despine, à deux heures du matin, pour donner mes soins à une personne du voisinage atteinte du choléra. Au moment de sortir, ma femme me fait une recommandation au sujet de la bougie que je tenais à la main et s’endort. Je rentre environ une demi-heure après. Le bruit que fit la clé dans la serrure en ouvrant la porte réveilla ma femme subitement. Son sommeil avait été si profond, elle avait si bien uni le moment où elle s’était endormie avec le moment où elle s’était éveillée, qu’elle croyait n’avoir pas dormi du tout et qu’elle avait pris le bruit de la clé à ma rentrée pour celui fait au moment de la sortie… Elle fut bien étonnée d’apprendre que

  1. Ce sentiment général et constant est appelé par les physiologistes cœnesthésie.
  2. Psychologie naturelle, i, 522.