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ceinture entourant une taille élancée, ses babouches minuscules s’agitant sur un coussin. Parfois, nous tâchions de la photographier dans une de ses charmantes poses. Mais, s’imaginant que nous lui lancions un maléfice, elle s’évadait aussitôt comme un oiseau qu’effraie le moindre geste. Elle mettait alors plus de temps à revenir ; elle revenait cependant, entraînée sans doute par une irrésistible coquetterie. Lorsqu’un seul de nous la regardait, elle était encore plus coquette, bien que d’une autre manière : elle ne remuait plus constamment, elle restait en place, appuyée sur le mur, les yeux perdus dans le vague, ou, à demi étendue sur un divan, elle semblait dormir. Elle aimait aussi à se donner une contenance en dévidant de la soie dorée sur un écheveau qui tournait avec une rapidité vertigineuse dans ses mains aussi adroites que petites. Nos imaginations tournaient aussi vite ; c’était bien réellement une de ces poétiques apparitions comme on aime à en rêver quand on songe à l’Orient et qu’on ne le connaît pas !

Une semaine environ avant notre départ, Saâdia était sur sa terrasse ; nous la regardions plus tristement, pensant que bientôt nous ne la regarderions plus. Pour elle, qui ne savait pas nos projets, elle souriait toujours, courant d’un bout à l’autre de sa maison, prenant et laissant son écheveau, se livrant à mille mutineries, aux mille riens journaliers. Il me semble me rappeler qu’elle avait négligé, depuis quelques jours, de faire des gestes au couchant, d’envoyer des baisers vers l’inconnu. Tout à coup, nous vîmes apparaître auprès d’elle un jeune Arabe, que nous n’eûmes pas le temps de regarder beaucoup, car il descendit aussitôt avec Saâdia, mais dont le visage nous sembla noble et fier. Était-ce le mari ? Une vague inquiétude s’empara de nous. Il était possible que ce fût lui et que, s’apercevant des négligences de sa femme qui ne lui envoyait plus des témoignages d’amour et de regret au moment où il partait pour la mosquée, il eût renoncé pour une fois à la prière afin de venir voir ce qui se passait dans son ménage. Nous maudissions une impiété si malencontreuse ! Nous n’avons jamais pu savoir si nos suppositions étaient exactes. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que pendant la dernière semaine de notre séjour à Fès, nous avons eu beau revenir sous les orangers pour contempler sa terrasse vide, jamais Saâdia ne s’y est montrée, même une seconde, jamais nous ne l’y avons aperçue souriant à notre admiration et laissant tomber, de ses grands yeux noirs, le seul rayon de grâce et de poésie féminine que j’aie jamais entrevu en Orient.


GABRIEL CHARMES.