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petite tête mutine, vers laquelle tous nos yeux et toutes nos lorgnettes étaient sans cesse dirigés. Elle avait quatorze ans, quinze ans au plus. Nous apprîmes son histoire. D’origine chérifienne, elle était l’aînée de deux sœurs, ce qui lui valait le surnom de El Kébira, la grande, lequel ne convenait guère à un petit être aussi frêle, aussi frais, aussi mobile et léger qu’elle ; son vrai nom était Saâdia, Fortunée, et, sans savoir s’il était justifié, nous pensions tous qu’il aurait dû l’être. Saâdia avait inspiré une vive passion à un homme jeune, mais déjà marié ; et, comme elle était cherifa, qu’elle ne pouvait pas partager avec une femme d’un rang inférieur au sien, celui-ci avait été forcé de divorcer pour l’épouser. Je crois d’ailleurs qu’il était beau, l’ayant vu un jour quelques minutes, je vais dire tout à l’heure comment. Saâdia n’avait pas tardé à s’apercevoir que nous la préférions à toutes ses voisines, à toutes ses compagnes ; naturellement, elle en profitait pour nous agacer par les plus grandes coquetteries. Au début, elle ne semblait pas faire grande attention à nous. Elle montait en sautillant sur sa terrasse, en gagnait vite l’extrémité, et, regardant vers le couchant, faisait à une personne inconnue, de ses petits bras frais et ronds, de ses mains gracieuses, des signes précipités ; c’étaient des baisers, c’étaient des saluts sans fin. Peut-être ce délicieux manège était-il tout simplement à l’adresse de son jeune et tout nouveau mari allant à la mosquée, car, à Fès comme ailleurs, dit-on, bien des ménages débutent par l’amour. En tous cas, au bout de quelques jours, Saâdia commença à expédier un peu vite ses saluts et ses baisers vers le couchant, et, dès qu’ils étaient expédiés, elle se retournait vers nous, elle souriait et avançait cachée derrière le rebord de la terrasse. Elle laissait à peine passer le haut de son hantouze, jouissant de notre déception. Quand elle en avait bien joui, elle se montrait peu à peu, passant son front, puis ses yeux, puis sa bouche, puis toute sa tête, puis tout son buste au-dessus du mur, qui s’animait aussitôt. Elle était parfaitement brune, avec de grands yeux noirs très peu allongés par le k’hol, des traits d’une délicatesse enfantine, une bouche mince, petite et rouge, une expression de gaîté et de jeunesse ravissantes. Rien n’était plus amusant que de la voir, et, certainement, nous ne faisions nous-mêmes que l’amuser. Elle s’accoudait sur le mur, mettant ses mains à demi fermés sur ses yeux pour imiter nos lorgnettes, ce qui nous valait de contempler à notre aise deux bras encore incomplètement formés, mais déjà bien jolis. Elle répondait à nos signaux, ou fuyait lorsqu’il lui plaisait d’avoir l’air de les trouver déplacés. Toutefois elle revenait vite s’asseoir à quelque distance pour que nous pussions admirer la beauté de sa toilette, son caftan rouge transparaissant sous sa fine tfina, sa large