Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pièces, en ayant assez d’autres pour tirer de tous bords, évoluant facilement, le cuirassé se jettera sur ses adversaires comme un tigre bondissant au milieu d’un troupeau, et tuant les moutons les uns après les autres. Je ne dis pas que vous ne puissiez peut-être ameuter assez de canonnières contre un seul cuirassé pour en venir à bout, mais cela vous sera-t-il toujours facile, et le cuirassé sera-t-il toujours isolé ?

On suppose aussi que ces canonnières conviennent mieux pour l’attaque des forts, et on semble leur donner tout l’honneur de la réduction des forts d’Alexandrie. On dit que l’artillerie formidable des vaisseaux ne produisait pas grand effet sur les grosses pièces montées derrière des épaulemens sans embrasures, ou sur des affûts à éclipse du système Moncrieffs, et on en conclut que « les canonnières de faibles dimensions et de vitesse considérable, munies de pièces de petits calibres, pourront seules se mesurer désormais avec les forts, non pour les détruire, mais pour tenter de les réduire au silence au moyen de coups heureux d’embrasure, » et on ajoute que « dorénavant les ouvrages étant inexpugnables, ce sont les arsenaux et les villes qu’il faudra viser, et pour cela les petits canons (des canonnières) suffiront. »

Tout cela est très hasardé ; si les ouvrages sont inexpugnables à l’égard des cuirassés et des gros calibres, n’y envoyez pas vos canonnières, à moins qu’elles n’aient affaire à des Égyptiens ou à des Chinois ; aucune de celles que vous enverriez essayer leurs canons de là centimètres contre les embrasures des forts français, anglais ou allemands et tirer sur les arsenaux ou les villes que ces forts protègent, aucune, entendez-vous, n’échapperait à son fatal destin.

L’attaque des ouvrages par des bâtimens a toujours été une opération très délicate dans laquelle tout l’avantage est pour la défense et toute la difficulté pour l’attaque, à telles enseignes qu’on érigeait jadis en axiome le fait que deux canons du calibre de 24, derrière un épaulement de sable, forceraient toujours un vaisseau à quitter le mouillage ; cependant, avant l’introduction de la vapeur, avant celle des cuirassés, on n’a pas manqué d’exemples de succès remportés par les flottes sur des forts en pierre. La cuirasse donna d’abord un grand avantage aux vaisseaux ; mais, grâce aux progrès de l’artillerie, aux puissans calibres, au nouveau système des fortifications, les ouvrages, comme dit l’auteur de la Réforme de la marine, sont devenus presque inexpugnables ; et vos canonnières ne changeront pas cette situation.

En définitive, votre idée peut se résumer ainsi : les vaisseaux cuirassés et leurs canons ne pouvant pas grand’chose contre les ouvrages qui défendent actuellement les ports, les arsenaux et les