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Mais si le navire du commerce a affaire à un torpilleur autonome, la question changera de face ; il n’aura aucun doute sur l’infériorité de sa vitesse ; il comprendra qu’il ne peut échapper au torpilleur, et que, s’il ne le détruit-pas, il sera coulé par lui ; le torpilleur, en effet, ne peut pas l’amariner faute d’un équipage suffisant, il ne peut davantage lui enjoindre de se diriger sur tel port, sous sa conduite et sous la menace d’être torpillé s’il tentait de s’évader, par la raison que, dans la nuit, l’obscurité, un orage ou toute autre circonstance pourrait les séparer ; le torpilleur devra donc se résoudre à couler sa prise, sans avoir à bord la moindre place pour recueillir aucun des malheureux voués au plus cruel destin. C’est donc un duel à mort ; qu’en arrivera-t-il ? L’auteur de l’Étude sur la guerre navale nous l’apprend lui-même. Le navire connaît la faiblesse d’échantillon du torpilleur ; il sait qu’un obus suffit pour le crever : dès qu’il l’apercevra de loin, il fera préparer le petit nombre de canons qu’il peut avoir (un seul suffit) et il y mettra ses plus adroits pointeurs ; puis, couvert d’un pavillon neutre, il se donnera l’apparence la plus innocente du monde et, pour ôter à son ennemi toute méfiance, il s’arrêtera pour l’attendre, tout en se plaçant dans la situation la plus favorable, et quand ce torpilleur sera à bonne portée et que le chef de pièce l’aura bien dans sa ligne de mire, il arborera son véritable pavillon, puis un obus bien pointé enverra au fond le torpilleur. De toutes les assertions émises dans le passage que j’ai cité, c’est assurément la moins contestable.

Ainsi, comme il arrive souvent, l’observation d’un simple fait pratique, dont une imagination trop frappée de la grandeur du résultat rêvé a négligé de tenir compte, suffit pour faire écrouler tout cet échafaudage de puissance fatale d’un côté et de terreur de l’autre, comme on voit un léger coup d’épingle dégonfler un imposant ballon ; ainsi, le tableau saisissant de la catastrophe émouvante, inévitable, qui attend tout navire de commerce ou bâtiment de guerre ennemi osant se hasarder en mer, n’était qu’une illusion ; on n’avait oublié qu’une chose, c’est que la mer appartient à tout le monde, qu’il n’y est pas permis d’assaillir à l’improviste un navire dont la nationalité, qui peut être la vôtre, ne vous est pas connue, et qu’elle ne peut l’être qu’en venant la constater d’assez près. Donc, cet épisode si bien décrit ne se réalisera pas ; chaque nuit, chaque point du globe ne verront pas s’accomplir de pareilles atrocités, et le dernier terme de la loi supérieure du progrès, l’abolition de la guerre, sera jusqu’à la fin du monde un desideratum. Il faut en prendre son parti.

On peut trouver que je me suis un peu étendu sur une question qui, au premier abord, peut sembler secondaire, mais qui, en