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de cachet aux chefs des tribus de l’intérieur, sur ces sceaux en argile cuite apposés aux ballots de marchandises qu’apportaient les caravanes, sur des plaques de métal semblables à celle qui porte le nom de Tarkudimme, sur des vases comme celui que l’on a recueilli récemment à Babylone et qui est tout couvert de caractères hétéens[1] ? Depuis que l’on s’est appliqué, dans ces dernières années, à chercher ces objets en Asie-Mineure, on les y a ramassés en assez grand nombre, et ils devaient y être très communs au temps de ces aèdes dont l’œuvre poétique vint s’achever et se résumer dans l’Iliade et l’Odyssée. En examinant d’un œil curieux tous ces signes, ces figures d’hommes, d’animaux et de choses diverses, on comprenait que ces images avaient un sens pour qui possédait la clé de ce langage mystérieux, et c’est ainsi que le poète n’étonnait personne quand il mettait Prœtos en correspondance avec le roi de Lycie.

L’attention était donc appelée dès lors sur ce moyen de communication, sur cette représentation de la pensée par des signes conventionnels. Le moment n’était pas loin où, dans cette société intelligente et avide de progrès, on voudrait s’approprier l’usage d’un aussi précieux instrument. Où commença-t-on d’appliquer au grec les lettres de l’alphabet phénicien ? Nous n’arriverons probablement jamais à le savoir ; mais ce qui est certain, c’est qu’avant cette tentative il en avait été déjà fait une autre, celle dont témoignent les inscriptions en caractères cypriotes. L’alphabet syllabique de Cypre est plus ancien que l’alphabet dit cadméen, qui pousse bien plus loin l’analyse du son articulé, qui rend bien mieux toutes les nuances de la prononciation. Si l’alphabet cadméen était venu le premier, on s’y serait tenu toujours et partout, on n’aurait pas essayé d’un autre système. L’esprit de l’homme ne passe pas du simple au composé, d’une notation commode et presque parfaite à une notation très gauche, qui multiplie les lettres sans réussir à en avoir pour tous les sons distincts de l’idiome parlé. On ne peut donc guère contester aux Hétéens l’honneur singulier d’avoir été les inventeurs du système de signes d’où a été tiré le premier alphabet qui ait servi à mettre par écrit les mots de la langue d’Homère et d’Eschyle, d’Hérodote et de Thucydide, de Platon et d’Aristote ; ce seul titre leur méritait de ne pas tomber dans l’oubli profond auquel on essaie aujourd’hui d’arracher leur mémoire.


GEORGE PERROT.

  1. Wright, the Empire, pl. XXV.