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les traditions recueillies dans la Bible, du morcellement et de la faiblesse des tribus qui occupaient la terre de Chanaan vers le temps de l’invasion hébraïque, on avait peine à comprendre que l’Egypte, au moment même du plus brillant essor de sa puissance militaire, eût si rarement atteint l’Euphrate et si péniblement gardé la Syrie, où la conquête était toujours à recommencer ; on aurait dû s’étonner que, plus tard, les formidables armées assyriennes eussent eu besoin de tant d’efforts et de campagnes pour atteindre la Méditerranée. La résistance que pouvait opposer le royaume de Damas, si mal défendu par la nature, ne paraissait pas justifier la nécessité d’expéditions si souvent renouvelées.

D’autre part, on trouve dans la Syrie septentrionale et dans toute la zone centrale de l’Asie-Mineure, jusqu’aux rivages de la mer d’Ionie, les monumens d’un art qui, tout en ayant certains rapports avec celui de la Mésopotamie, s’en distingue pourtant par des traits qui lui sont particuliers ; sur ces monumens sont gravés des textes où l’on reconnaît une écriture idéographique qui n’est ni celle de l’Egypte ni celle de la Chaldée. Ce système de signes semble avoir été en usage dans toute la région qui s’étend de la rive gauche et du cours moyen de l’Euphrate aux embouchures de l’Hermos et du Méandre ; il y a lieu de croire que l’emploi s’en est perpétué, à l’est et à l’ouest du Taurus, jusqu’au jour où l’alphabet phénicien l’a fait tomber en désuétude. Les faits étaient patens ; chaque exploration scientifique en apportait de nouveaux, qui s’accordaient avec ceux que l’on connaissait déjà ; comment n’a-t-on pas été conduit beaucoup plus tôt à proclamer qu’ils ne comportaient qu’une explication, un grand rôle joué dans l’Asie antérieure par un de ces peuples dont l’influence, fondée sur la supériorité de leur civilisation, s’étend au-delà de leurs frontières et sert la cause du progrès ?

L’histoire ancienne n’a pas eu son Le Verrier. Il a fallu s’y reprendre à plusieurs fois pour arriver à dégager cette inconnue, comme disent les mathématiciens. Au lendemain d’un voyage en Asie-Mineure qui nous avait fait parcourir la région où ces monumens sont le mieux conservés, nous avons été le premier à poser la question. Il y a seize ans, nous dressions la liste des sculptures rupestres de l’Asie-Mineure ; nous en faisions ressortir les caractères communs, et nous en venions ainsi à définir les traits d’un art propre à la péninsule, d’un art dont aucun des ouvrages ne portait la moindre trace de l’action du génie grec[1]. Ces traits étaient, dès lors, déterminés avec assez de précision pour que l’archéologue

  1. L’Art de l’Asie-Mineure, ses origines, son influence. (Mémoire lu à l’Académie des inscriptions le 4 avril 1873.)