Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/308

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que, dans ce mouvement d’une amplitude croissante, il va balayer ses adversaires comme il fauche leurs argumens. Les images se succèdent, brillantes, riches, variées, parfois incohérentes ; mais le grand courant oratoire les emporte, comme une pluie de fleurs tombées sur la surface d’un large fleuve. Des mots s’échappent de ses lèvres qui laisseront une trace lumineuse dans la mémoire, car il ne parle plus à ses contradicteurs, ni à ses amis, pas même aux, tribunes ou au public du dehors, mais à une génération qui n’est pas encore née.

Chaque jour, chaque nuit, il est sur la brèche, et quand le moment décisif est venu, il parlera le dernier : « On peut, dit-il, détruire une constitution, on ne tue pas un peuple… Non, je ne désespère pas de ma patrie. Elle n’est pas morte, elle n’est qu’évanouie. Elle a beau être couchée dans la tombe, sans mouvement et sans force : je vois le souffle de la vie errer sur ses lèvres, l’éclat de la beauté briller sur ses joues… » Et avec une émotion profonde, un art incomparable, il déclame les vers de Roméo :


Then art not dead[1] ; beauty’s eneign yet
Is crimson in thy lips and in thy cheeks,
And death’s pale flag is not advanced there…


Puis il reprend : « Que les courtisans s’échappent sur leur barque, eux qui savent orienter leur voile à tous les vents de la faveur. Pour moi, tant que deux planches du navire tiendront ensemble, j’y resterai rivé, fidèle à mon pays libre, fidèle encore à mon pays vaincu ! »

Ainsi tomba l’Irlande, non sans grandeur ni sans grâce, dans la personne de son illustre rhéteur. Quelques heures plus tard, elle n’était plus qu’une province. Si vous allez à Dublin et que vous visitiez College-Green, n’espérez pas évoquer, dans la solitude et le silence, l’écho de cette voix patriotique. La banque d’Irlande a remplacé le parlement. Derrière des grillages à rideaux verts, vous verrez de vieux commis qui essuient religieusement leur plume sur leurs manches de lustrine avant de la replacer derrière l’oreille. Vous entendrez le bourdonnement des voix affairées, le froissement des banknotes et le tintement des souverains sur les comptoirs de cuivre. Symbole ironique de cette prospérité que l’on promet aux peuples quand on confisque leur liberté !


AUGUSTIN FILON.

  1. Dans Shakspeare, il y a conquer’d.