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convaincus, l’attorney-général Corry avait des argumens. Le principal était l’exemple de l’Écosse, que l’Union avait transformée. On oubliait ou l’on feignait d’oublier la différence des situations. Au commencement du XVIIIe siècle, l’Écosse était indigente et sauvage. Les furieuses querelles de ses deux églises la déchiraient ; le brigandage rendait stérile l’esprit industrieux de la race. L’Angleterre avait assuré la paix religieuse par l’établissement de la kirk presbytérienne, sans préjudice, des droits de la minorité épiscopale. En brisant l’autorité des chefs de clan, elle avait donné à l’industrie la sécurité dont elle a besoin pour naître, et elle lui avait procuré les débouchés sans lesquels elle ne peut grandir en supprimant la frontière commerciale qui séparait les deux pays. De là un progrès rapide, un essor de civilisation dont on n’avait pas vu d’exemples.

Mais, en 1800, que pouvait donner l’Angleterre à l’Irlande en échange de sa nationalité ? La liberté industrielle et commerciale ? C’était chose faite. La tolérance religieuse ? Elle avait été assurée par les lois Gardiner en 1780. L’Angleterre pouvait faire en Irlande ce qu’elle avait fait en Écosse, rendre les églises et les revenus ecclésiastiques à la religion de la majorité ; on n’y songea même pas. L’Angleterre pouvait, du moins, faire franchir aux catholiques le dernier échelon qui les séparait de l’égalité politique avec leurs compatriotes protestons, leur ouvrir enfin les portes du parlement. Pitt promit, mais George III refusa de tenir. Ainsi l’immense et douloureux sacrifice ne devait être payé d’aucune compensation.

Une première fois, le bill d’Union avait été repoussé par 109 voix contre 104. Castlereagh se remit à l’œuvre, et quand on put compter sur une majorité, la discussion se rouvrit. Grattan avait été réélu député par le comté de Wicklow. Il parut dans la chambre, revêtu de l’uniforme des volontaires. Pâle, amaigri par une récente maladie, il semblait un spectre et s’appuyait sur deux de ses amis. Nul ne se souvint que, quinze ans auparavant, il avait amèrement raillé cette mise en scène. Il ne peut se tenir debout et reçoit l’autorisation de parler assis. Ces lèvres blêmes et tremblantes pourront-elles livrer passage aux paroles ? Ce corps exténué ira-t-il jusqu’au bout de la tâche que lui impose une âme vaillante ? On se le demande avec anxiété et cette anxiété ajoute à l’émotion. Bientôt sa voix se raffermit ; jamais il n’a été plus puissant ni mieux inspiré. Par une sorte de coquetterie, comme s’il voulait résumer toute sa carrière oratoire, il déploie ses talens divers, se montre sous ses aspects multiples : philosophe comme Burke, dialecticien comme Fox, railleur terrible comme Sheridan. Suivant sa coutume, il se courbe et imprime à ses deux bras un geste périodique et circulaire, touchant presque le plancher du bout de ses doigts ; et ce geste, qui lui est familier, prend une puissance étrange. On dirait