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prises. Grattan se contentait des concessions faites par l’Angleterre et de l’abrogation des anciens statuts ; Flood exigeait une renonciation définitive et en forme aux prétentions du passé. Grattan prêchait la modération ; Flood était l’apôtre des partis extrêmes. Sa phrase, sentencieuse et froide, s’animait d’une passion factice ; son diapason se haussait jusqu’au rugissement révolutionnaire, pour obtenir les applaudissemens des tribunes à défaut de l’adhésion du parlement. Pour émouvoir, il exploitait jusqu’à ses infirmités. Il parlait volontiers des « derniers efforts de la nature expirante, » de cette « tombe où nous tendons tous, et vers laquelle il marchait à grands pas. » Chatham mourant hantait sa cervelle, comme celle de tous les orateurs de ce temps. Tous voulaient essayer de cette béquille, se draper dans cette robe de chambre de flanelle, qui avait produit de si beaux effets à Westminster. Mais Chatham était mort réellement quelques jours après sa dernière effusion oratoire, tandis que Flood devait survivre longtemps à ces funèbres exhibitions. Un jour Grattan fit une allusion moqueuse aux maladies de son rival. « Il faut peu de délicatesse, dit Flood avec aigreur, pour m’attaquer sur ma mauvaise santé. Infirme ou non, je ne crains pas l’honorable gentleman, je suis prêt à le rencontrer sur quelque terrain que ce soit, le jour ou la nuit. Je serais bien bas dans l’opinion de mon pays et dans ma propre estime, si je n’y étais placé bien au-dessus de lui. Je ne viens pas ici, enveloppé dans un manteau de métaphores pour éblouir et tromper le peuple. Je ne suis pas capable de traiter un parlement de prostitué pour en faire ensuite l’instrument de mon intérêt privé. Je ne suis pas le mendiant patriote qui se vend à son pays pour une somme d’argent, et qui ensuite vend son pays pour être plus tôt payé… Permettez-moi de dire que, si le gentleman s’engage souvent dans un débat comme celui-ci, il ne lui restera pas grand’chose à la fin de la session dont il ait sujet de se vanter. »

Grattan se leva, tremblant de colère, mais parfaitement maître de lui. « Je supposerai, dit-il, un personnage public dont l’habitude constante a été d’insulter tous ceux qui ne pensent pas comme lui et de trahir tous ceux qui ont mis leur confiance en lui. Je le prendrai dès le berceau et je diviserai sa vie en trois étapes : la première, violence ; la seconde, corruption ; la troisième, sédition. Supposons qu’un tel homme existe, je l’arrête, et je lui dis, — ici il regarde Flood en face : — Monsieur, vos talens ne sont pas aussi grands que votre carrière est infâme. Vous êtes resté silencieux pendant des années, et on vous payait ce silence. Quand on débattait de grandes questions auxquelles était suspendu le sort de l’Irlande, on pouvait vous voir errer, comme une ombre coupable,