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Dieu sait si l’Irlande manquait de griefs ! Le gouvernement, à son tour, affectait d’avoir plus à cœur que personne les intérêts et les besoins du pays. De cette émulation hypocrite sortirent d’heureuses réformes.

Ne cherchons pas ici l’abnégation enthousiaste de la noblesse française dans la nuit du 4 août. A Dublin, nous voyons une oligarchie de privilégiés qui demande la suppression de ses privilèges, mais qui meurt de peur d’être prise au mot. Tel crie tout haut contre les pensions qui, dans le moment même, en sollicite une, secrètement, pour un frère, un fils ou un cousin. Tel réclame un parlement septennal et suppute en lui-même combien il perdra, par cette réforme, sur le capital consacré à l’achat de son siège. Un troisième vote ouvertement la taxe sur les absens, et prie le ciel avec ferveur pour que cette taxe soit repoussée par le parlement anglais, car il y voit un acheminement vers l’impôt foncier qui l’atteindrait lui-même dans son revenu. Le gouvernement prolonge cet embarras ; il en jouit et il en joue. Blaquière est très plaisant dans ces occasions ; il conserve, au milieu du parlement, le même sang-froid comique que vous lui avez vu sous le feu de Bagenal. Il a toute la franchise de Scapin, toute l’ingénuité de Figaro. Il met « son cœur sur la table ». Il est pour la taxe des absens, quoiqu’il ait entendu dire contre le projet bien des choses qui l’ont ébranlé. Enfin, il est toujours pour la taxe,.. mais il n’a pas la prétention d’indiquer aux Irlandais où est leur intérêt : ils le connaissent mieux que lui. En pareil cas, le Château reçoit des conseils et n’en donne pas. La sagesse du parlement décidera. Pour lui, il ne serait pas surpris de voir ses meilleurs amis, ceux dont il estime le plus le jugement, voter aujourd’hui dans un sens opposé au sien.

Le héros de cette période parlementaire, qui s’étend de 1760 à 1776, est Henry Flood. C’était un jeune homme riche, qui avait étudié en Angleterre, toutefois sans y perdre cet accent gras et pâteux qui donne une physionomie grotesque à certains mots anglais dans des bouches irlandaises, et qu’on nomme le brogue. A Oxford, il avait copié les deux discours sur Ctésiphon et appris par cœur les morceaux les plus saillans de Cicéron. Dans le parlement, il parlait facilement, argumentait avec forée ; mais son éloquence était froide, elle avait les bras collés au corps, comme les œuvres de la statuaire primitive. L’âme passionnée de l’Irlande n’était pas en lui. Après avoir été douze ans sur la brèche, Flood crut pouvoir faire ce qu’avaient fait avant lui d’autres patriotes, Malone, le premier Fitzgibbon et cet Hutchinson dont le nom s’est déjà rencontré dans ce récit. Il accepta les avances du gouvernement, et après une laborieuse négociation, que nous aimerions ne pas connaître, il