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Le problème irlandais, qui tracasse si cruellement le parlement de Gladstone, ressemble peu, je le sais, au problème irlandais tel qu’il se posait devant le parlement de Pitt : ce sont d’autres hommes, d’autres passions, d’autres affaires. Pourtant une même question domine les deux débats : c’est la question de races. L’Angleterre, — nous assure M. Froude, — gouverne l’Irlande, comme elle gouverne les Indes, en vertu du droit que possède une race supérieure de prendre sous sa tutelle une race faible ou peu avancée en civilisation. L’histoire répond : L’Angleterre, qui a essayé en Irlande tous les systèmes, excepté la justice, n’a réussi, en sept siècles, ni à se faire aimer ni à se faire obéir. Quand donc a-t-elle prouvé sa capacité ? L’Irlande, comme on va le voir, ne s’est, à aucune époque, véritablement appartenu à elle-même. Où sont donc les preuves de son incapacité ! Et, si on ne peut les fournir, au nom de quel principe prétend-on retenir l’Irlande dans une éternelle minorité[1] ?


I

À quelle date ferons-nous commencer l’histoire du parlement d’Irlande ? Sera-ce en 1367 ? Nous lisons dans les chroniques que, cette année-là, Édouard III réunit à Kilkenny le parlement de sa seigneurie d’Irlande. On y édicta la peine de la confiscation et de l’emprisonnement contre tout Anglais qui adopterait la langue des natifs, porterait, comme eux, des vêtemens de couleurs différentes et laisserait croître sa moustache ; la peine de mort contre celui qui épouserait une Irlandaise, ou confierait à une femme de cette race l’éducation et la garde de ses enfans. Protection naïve et cruelle donnée à une civilisation presque aussi barbare que la barbarie elle-même ! Le mot de parlement ne peut tromper personne. Qui voudrait voir dans le statut de Kilkenny l’expression des idées ou des sentimens de l’Irlande ?

Pendant le siècle suivant, la guerre civile se joint à la guerre étrangère pour absorber, puis dissoudre les forces de la royauté. La colonie anglaise d’Irlande, livrée à elle-même, se resserre pour mieux résister. L’autorité du parlement, quand par hasard elle s’exerce, ne s’étend guère au-delà de la grande banlieue de Dublin : les quatorze quinzièmes de l’Ile obéissent à la loi Brehon, qui ne reconnaît ni l’ordre régulier des successions suivant la primogéniture, ni les modes compliqués de la propriété anglaise, et qui

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les belles études de M. Ed. Hervé sur la crise irlandaise et sur ses origines. — Voir également, dans la Revue du 1er juillet 1881, un article de M. Anatole Leroy-Beaulieu, sur le land-bill de M. Gladstone.