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civilisation a introduit de maux ou de causes de maux dans l’œuvre de la Providence, et c’est qu’il a besoin de l’existence de la Providence pour sauver l’espoir qu’il entretient, de voir un jour disparaître ces maux avec leurs causes. Son raisonnement est celui des théologiens quand ils disent que le péché ne consiste pas à user de choses mauvaises par leur nature, puisque Dieu n’en a point fait de telles, mais à mal user des bonnes. Pareillement, selon Rousseau, nous ne manquons pas de raisons de nous plaindre, et, si nous en manquions, il se chargerait de nous en fournir, mais c’est de nous que nous viennent tant de maux, non pas de la nature, encore moins de la Providence, de nous et du vice intérieur de l’organisation sociale. Changez seulement les conditions du pacte, rendez l’homme à lui-même, rétablissez la nature dans la pureté de son institution primitive, et tout ira bien, puisque tout était bien en sortant des mains de l’auteur des choses et n’a dégénéré qu’entre celles de l’homme. M. Maugras n’a pas vu que, s’il ôtait du système de Rousseau le dogme de la Providence, il en ôtait la clé de voûte, et que de ce fragile, peut-être, mais grandiose édifice, il ne laissait plus subsister pierre sur pierre.

A toutes ces raisons, littéraires ou morales, d’opposition et de division entre l’auteur d’Emile et celui de Candide, c’est ici le moment d’en ajouter une dernière : Voltaire est un aristocrate, s’il en fut, mais, avec Rousseau, c’est le plébéien qui entre pour la première fois dans l’histoire de la littérature. Il n’importe que le citoyen de Genève, comme on l’a dit, fût né de famille bourgeoise ; les aventures de sa triste jeunesse l’avaient assez tôt déclassé. Le fait est que Rousseau a connu la misère, puisqu’il note lui-même dans ses Confessions le jour où il a cessé de sentir la faim, et puisque, d’ailleurs, on a pu prétendre que la détresse de ses dernières années le conduisit au suicide. Et je ne le dis pas pour l’excuser, mais enfin c’est ce qu’on ne peut oublier quand on ne croit voir d’abord qu’une figure de rhétorique dans le passage de cette même Lettre sur la Providence, où il compare à sa pauvreté la fastueuse abondance de Voltaire. De même que la misère il a connu les misérables. Voltaire n’a jamais su ce qui se passe dans l’âme d’un paysan, d’un homme du peuple, d’un laquais, d’une fille d’auberge, ce qu’ils ruminent silencieusement de colères et de haines, ce qui gronde sourdement en eux contre un ordre social dont leurs épaules sentiraient bien encore, à défaut de leur intelligence, qu’ils portent eux seuls tout le poids. Rousseau l’a su, et il l’a su par expérience, et il ne l’a pas dit, — il l’aurait plutôt caché, s’il l’avait pu, — mais toutes ces rancunes ont passé, pour le grossir et le gonfler, dans le torrent de son éloquence ; et Voltaire non plus ne l’a pas dit, mais il l’a bien senti, et qu’il y avait autre chose là-dessous qu’une déclamation d’auteur, et que c’était une déclaration de guerre. C’est le vrai secret de son acharnement, comme c’est le mot aussi de la puissance de Rousseau. Jusqu’à Rousseau, dans