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A mesure que Rousseau développait ses principes, Voltaire leur opposait les siens ; — si différens et si contradictoires, qu’en vérité pour réconcilier ces deux doctrines et ces deux hommes, comme on a quelquefois essayé de le faire, dans une commune apothéose, il ne fallait pas moins que notre ridicule ignorance de leurs doctrines et d’eux, de leurs œuvres et de leur vie, du XVIIIe siècle et de nous-mêmes. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui libéralisme, étendue, largeur d’esprit, et je l’appelle indifférence, à moins que ce ne soit niaiserie. Quand on aura marié le Grand-Turc avec la république de Venise, on réconciliera Voltaire avec Rousseau.

En effet, il n’y eut jamais d’opposition plus nette ou de contradiction plus formelle. Otez les prêtres et laissez dire ; avec cela, pour « la canaille, » dont la pente autrement serait trop forte vers l’improbité, un Dieu « rémunérateur et vengeur ; » c’est toute la philosophie sociale de Voltaire, et son idéal ne s’est jamais élevé plus haut. Nature indifférente ou plutôt étrangère à la notion du bien et du mal moral, toute l’honnêteté ne consiste pour lui que dans l’observation des usages sociaux, comme la vertu même que dans l’obéissance à quelques « préjugés » universels et nécessaires. Ou encore, et si l’on veut faire la part la plus large qui soit possible à ce qu’il y a de juste et de bienfaisant dans sa conception, l’invention sociale est si belle à ses yeux qu’il ne saurait y avoir d’autre obligation ni d’autre loi pour l’homme que de travailler à la maintenir et à la perfectionner. Tout est louable qui tend à ce but, rien n’est dangereux que ce qui en détourne. Et, comme l’ont soutenu de certains philosophes, Helvétius entre autres, s’il est vrai que la prospérité publique résulte quelquefois du concours des vices des particuliers, il faut changer le nom des vices et les appeler de celui de vertu.

Rousseau se contente moins aisément. Incertaine et chancelante, sa morale est de son temps, mais il a une morale, et c’est une morale, je veux dire une règle, fondée sur quelque idée d’une justice antérieure ; extérieure et supérieure à l’invention sociale. Même lorsqu’il corrompt les principes et qu’avec son habileté de sophiste, au lieu de soumettre ses passions à la règle, il essaie de plier la règle à ses passions, Rousseau ne cesse pas pour cela d’être moral, puisque c’est toujours l’accord de sa conduite avec ses principes qu’il s’efforce de réaliser. Et avant d’admirer l’invention sociale dans les raffinemens de la civilisation et du luxe, il lui demande ce qu’elle a fait, ce qu’elle fait tous les jours pour établir parmi les hommes le règne de la justice et du droit.

C’est ici le vrai signe d’une nature éminemment morale. Que d’ailleurs il se soit trompé dans la recherche de cette règle même, qu’en la fondant sur le sentiment il l’ait livrée au hasard du caprice