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sinuaient dans ses bonnes grâces par la flatterie ou s’imposaient à sa confiance par l’audace de leur charlatanisme. Son grand-père avait prodigué ses faveurs aux peintres, son père avait protégé les savans, Louis II aimait passionnément la musique et ne se défiait pas assez des musiciens. En 1866, quand M. de Bismarck faisait avaler à l’Allemagne « ces fameuses pilules de fer et de sang, » qui devaient rétablir sa santé délabrée, et que le sort de plus d’une couronne se jouait sur les champs de bataille, le roi de Bavière s’était retiré dans son château de Berg et dans l’île des Roses. Sourd à la voix du canon, prisonnier d’un magicien et victime de ses enchantemens, il songeait à régénérer son royaume aux sons de la musique de l’avenir.

Le grand-père avait perdu son trône pour avoir trop aimé Lola Montés ; le petit-fils compromettait le sien en abandonnant ses volontés au plus charlatan des grands artistes. On l’accusait d’avoir conclu « une sorte d’union morganatique » avec un compositeur très célèbre et très arrogant. Il ne suffisait pas à Richard Wagner de puiser à pleines mains dans la cassette royale ; il se mêlait de politique, il intriguait et cabalait, il aspirait à devenir l’un de ces favoris tout-puissans qui font et défont des ministères. Fort irrité contre le baron de Pfordten, qui avait eu l’impertinence de l’exiler de la cour, il se promettait de le renverser, et il avait fait entrer dans le cabinet M. Pfistermeyer, dont il se servait pour préparer sa vengeance en tenant en échec le président du conseil. Heureusement, le maestro était un de ces hommes qui pèsent à la main qui les nourrit ; il lassa son maître, se rendit incommode par l’intempérance de sa fatuité, par l’excès de ses prétentions ; il fut congédié et la Bavière respira.

Mais de ce jour Louis II se livra davantage d’année en année à son humeur rêveuse et solitaire. Il s’enfermait, il se dérobait, il passait des mois entiers dans ses chères montagnes, à Hohenschwangau, comme s’il eût aimé à voir de haut son royaume et son peuple. Il avait plus que tout autre souverain le sentiment de sa grandeur, le respect de sa naissance, la religion superstitieuse de la royauté et du droit divin. Il se considérait comme un être à part, et il lui semblait qu’une majesté se diminue quand elle est d’approche trop facile et qu’elle entre en commerce avec les humains. Il avait professé en tout temps un culte pour la mémoire de Louis XIV, et il se flattait de lui ressembler. Infiniment curieux des moindres détails de la vie de son héros, il se faisait envoyer de Paris toutes les publications nouvelles concernant la cour de Versailles. Ayant appris qu’un de nos plus éminens diplomates possédait dans sa galerie un tableau où de Troy a représenté le grand roi recevant les ambassadeurs de Siam, il demanda à l’acheter. On lui répondit que le tableau n’était pas à vendre ; il sollicita et obtint la permission de le faire copier, si vif était son désir de multiplier autour de lui les images du roi-soleil.