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instans, une indulgence excessive. Cette indulgence se comprend encore, parce que les jeunes sculpteurs n’ont guère d’autres moyens de faire leurs preuves et qu’ils sont le plus souvent condamnés, pour exécuter un morceau d’école, à des sacrifices de temps et d’argent disproportionnés à leurs ressources. Où la tolérance du jury devient tout à fait coupable et scandaleuse, c’est lorsqu’il s’agit des bustes. Ici, sa bienveillance pour les amateurs et les apprentis dépasse toutes les bornes. Nous voyons rangés le long des allées et dans les bas-côtés du jardin quelques cinquantaines d’effigies grotesques dont ne s’enorgueilliraient pas les plus médiocres expositions de province. Faiblesse d’autant moins excusable que c’est dans l’interprétation du visage humain qu’excellent tous les chefs de notre école ! Au Salon de 1886, comme aux Salons précédens, il y a dix ou vingt bustes qui sont des chefs-d’œuvre prêts à tenir la meilleure place dans les musées les plus choisis, autant au moins qui sont fort bons, presque le double qui sont estimables. Pourquoi donc s’obstiner à les mettre en si mauvaise compagnie ? Il n’y a rien de si fâcheux pour une œuvre d’art comme pour un particulier que de vivre dans un mauvais entourage. Il lui rejaillit toujours quelque chose de la médiocrité qui l’entoure. Quelle belle réunion on formerait en mettant à part les beaux bustes de M. Guillaume, Portrait de mon père et Portrait de M. Germain, tous deux d’un caractère si élevé et d’une expression intellectuelle si profonde ; le Docteur Dechambre, si intelligent et si vivant, par M. Barrias ; le Portrait de M. Coquelin cadet, d’une gaîté si parlante, où M. Falguières retrouvé toute sa verve et toute sa distinction ; celui de M. Charles Gounod, par M. Paul Dubois, bronze énergique, tout palpitant de vérité et d’ardeur ; celui de M. Courcelle-Seneuil, moins largement traité, mais singulièrement précis, par M. Longepied ; celui du Docteur Laugier, par M. Alfred Lenoir ! Et si l’on joignait à ces représentans mâles de la vie et de la poésie moderne tous les gracieux visages féminins qu’ont su rendre, avec tant de grâce ou d’esprit, MM. Delaplanche, Carlès, Tony Noël, Puech, et bien d’autres, ne serait-ce pas la société la plus charmante et la mieux faite pour nous retenir longtemps dans de douces conversations ? Malheureusement le jury, très philosophe, a voulu qu’il en fût au Salon comme dans le monde : le bavardage insupportable des sots nous empêche d’entendre les gens d’esprits, et l’on quitte ces derniers plus vite qu’on ne voudrait afin de se débarrasser des autres !


GEORGE LAFENESTRE.