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plus s’il y trouve deux onces de sens commun et un grain de bon goût. Mais songeons que Mattheson, auteur d’un Traité d’harmonie pratique, devait voir d’un mauvais œil la concurrence de l’organiste de Clermont. Ses critiques n’empêchèrent pas Marpurg, théoricien d’une tout autre portée, d’adopter avec enthousiasme la doctrine de la basse fondamentale. Ce fut même une question longtemps débattue que de savoir si J.-S. Bach en avait été ou non partisan ; Marpurg et Kirnberger échangèrent à ce sujet quelques injures. Comme il y a des passages de Bach dont l’analyse logique est impossible en dehors du système de Rameau, l’affirmative paraît certaine, et cette communauté d’idées avec le plus grand musicien du siècle est encore un titre de gloire pour le maître français. Il faut donc que Grimm soit bien mal informé des choses de son pays quand il déclare que le Traité de l’harmonie est resté inconnu à l’étranger. Tous les théoriciens allemands l’ont successivement discuté ; beaucoup y puisèrent, mais avec une perspicacité qui sut faire la part des spéculations creuses et des principes féconds. Les propriétés du corps sonore les toucheront peu ; ils ne se rembarqueront pas, derrière Estève, Blainville et Baillère, à la recherche de la gamme ; ils laisseront l’abbé Roussier déduire les accords des divisions du zodiaque. Pour eux, ils s’en tiendront aux doctrines purement musicales de Rameau et, adoptant son point de départ, ils ne permettront plus qu’il soit mis en question. L’abbé Vogler et Gottfried Weber en ont fait la base de leurs célèbres systèmes d’harmonie, et, de nos jours même, M. Helmholtz a repris pour son propre compte la thèse de la Génération harmonique[1]. Ainsi, pendant que nos compositeurs se détournaient des voies péniblement ouvertes par un homme de génie, leurs rivaux fondaient leur tradition sur ses doctrines ; la théorie musicale fut encore une de ces idées françaises qui germèrent en terre étrangère. L’opéra de Rameau, lui aussi, nous revint de l’étranger sur la fin du siècle, et quand Gluck fit son entrée à Paris, chargé des dépouilles opimes de notre musicien national, Jean-Jacques l’accueillit en réformateur. Nous avons profité de sa méprise, mais la gloire de Gluck appartient aux Allemands. N’avais-je donc pas raison de dire que l’Allemagne nous doit bien une édition de Rameau ? En nous donnant cette petite leçon, elle paierait du même coup sa dette de reconnaissance à l’art français.


René de Récy.
  1. Die Lehre von den Tonempfindungen. Brunswick, 1877.