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pleurniche dans l’élégie, minaude dans l’idylle, et n’est vraiment à l’aise que dans la prose rimée. Toutes les sources de l’émotion vraie sont détournées ou taries ; le sentiment de la nature a disparu ; l’air va manquer à l’essor de notre génie musical ; sa verte jeunesse jure avec le ton du jour. Il n’a pas encore trouvé d’expression pour les débauches d’esprit, pour les attendrissemens énervés, pour cette sensualité maladive, raffinée d’extérieur, brutale au fond, qui s’apprête à jeter le masque. La France de Louis XV a bien une musique ; elle n’a certainement pas sa musique. Donc, on bâille ferme à l’Opéra sous l’éventail. L’œil s’amuse encore aux entrechats et aux apothéoses, mais l’oreille n’y trouve plus son compte ; on touche à l’heure de lassitude critique qui livre au caprice les clés du logis.

L’occasion et le moment servirent à souhait Pergolèse, — Pergolèse, dis-je, et non pas l’opéra italien, car, de toutes les productions de l’Italie, la Serva padrona, cette œuvre unique et exquise, fut la seule qui sut s’acclimater à Paris. La musique italienne de l’époque n’est pas encore l’art d’allures tapageuses et de facile conscience, absurde et irrésistible, que nous avons connu à Ventadour. Son théâtre à la mode, où le mauvais goût commence à se donner carrière, garde cependant le sérieux[1]. Ses Démophons, ses Sophonisbes, beaucoup moins vivans, sont aussi solennels que nos Pygmalions et nos Anténors. J.-J. Rousseau leur trouve « une monotonie ennuyante, » des scènes toujours les mêmes, filées sans vivacité et avec peu d’esprit, d’éternels récitatifs, des airs jetés au même moule[2]. Même la comédie de Pergolèse retarde un peu sur l’heure du siècle. Ne lui demandez ni la touche galante de Watteau, ni le ton licencieux de Voltaire, ni la pétulance endiablée de l’abbé Galiani. Telle qu’elle est pourtant, on y trouvait assez de vivacité, de naturel et d’enjouement pour se reposer avec délices de la déclamation solennelle, toujours grimpée sur le ton de l’honneur, qui régnait à l’Opéra sans partage. Si les femmes ne s’engouèrent pas du premier coup, ce fut la faute du piètre talent de la Tonelli, et du mauvais vouloir de l’orchestre ; mais après quelques regrets donnés aux décors, à la danse, à toutes les pompes de la musique nationale, elles subirent le charme de l’autre. Les philosophes firent comme elles ; c’était leur droit assurément, de prendre plaisir aux gentillesses de Zerbine, et leur droit aussi de dire avec M. Bredouille qu’il ne faut point s’alambiquer l’esprit pour savoir pourquoi une chose vous plaît. Ou, du

  1. Benedetto Marcello, il Teatro alla moda. Venise, s. d. — Orsei, Reflessioni sopra i drami per musica. Venise, 1760.
  2. Lettre à M. Grimm. (Manuscrits de la Bibliothèque de Neufchâtel, publiés par M. Alb. Jansen.)