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ginal, toujours saisissant le vrai et le sublime de chaque caractère[1] ! » Mais cette faconde sans redites, cette marche en avant sans trêve, jetaient le désarroi dans le public ; à chaque nouvel opéra, il fallait livrer bataille ; les épigrammes allaient leur train. C’est à propos de Dardanus que J.-B. Rousseau renvoyait l’auteur


Chez les Thraces et les Iroques,
Porter ses opéras bourrus.


Dans l’ouverture de Zaïs, où Rameau avait voulu, paraît-il, peindre la et création, « un roulis de timbales annonce par un bruit sourd le débrouillement du chaos. » Les mauvais plaisans prétendirent que ce roulement représentait l’enterrement d’un officier suisse. Raynal dut justifier le musicien par raison démonstrative, et expliquer aux rieurs ses intentions. À propos de Platée, le même Raynal écrit dans sa Correspondance : « La musique est du célèbre Rameau ; ses partisans prétendent qu’il n’a jamais rien fait d’aussi beau ; ses adversaires soutiennent qu’il n’a jamais rien fait de pire. Comme cette musique est extrêmement singulière, il n’est pas étonnant qu’elle donne lieu à des jugemens si opposés[2]. » Il est donc certain que si tous les opéras de Rameau ne tombèrent pas à plat d’abord, comme Grimm voudrait le faire croire, ils ne s’imposèrent qu’à grand’peine, et, par surcroît d’infortune, leur auteur n’arriva à la pleine possession de sa gloire que pour la voir presque immédiatement décliner.


IV.

En dépit du vigoureux génie qui s’y révèle, les tragédies lyriques de Rameau ne pouvaient se promettre une carrière durable ; si quelque chose doit étonner aujourd’hui, c’est la faveur dont elles ont joui en leur temps. L’opéra héroïque, contemporain des soubrettes de Marivaux et des nymphes de Boucher, est un véritable anachronisme ; et, de fait, il traverse cette époque spirituelle et frivole comme l’ombre du grand roi, promenant l’ennui et glaçant le sourire. Ses beautés, ses défauts mêmes sont d’un autre âge ; la défroque mythologique dont on l’affuble montre la corde ; les grands éclats de voix de ses personnages n’éveillent plus l’écho. Livrée à elle-même, la musique se fût peut-être ouvert d’autres horizons ; mais la poésie qu’il lui faut traîner partout avec elle n’a plus qu’une vie factice ; elle se bat les flancs dans l’épopée, grimace dans l’ode,

  1. Lettre sur Omphale.
  2. Nouvelles littéraires, édit. Tourneux, I, p, 268.