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goureusement sur cette fade mythologie de boudoir ; nous entrons en pleine tragédie. C’est l’orchestre qui mène le deuil ; le chœur, tantôt reprend la phrase lugubre : Que tout gémisse, tantôt la laisse inachevée. Le récitatif de Télaïre et son air célèbre : Tristes apprêts, sont des modèles de déclamation tragique ; Gluck ne trouvera rien de plus beau. La scène où Télaïre décide Pollux à aller chercher son frère chez les morts est d’un superbe mouvement. L’acte des enfers n’a pas de page comparable au trio des Parques ; mais le chœur syllabique des démons : Brisons tous nos fers a passé longtemps pour une merveille ; c’était, tout au moins, une tentative hardie pour l’époque. Signe caractéristique du temps : ces démons hurlent en majeur ; c’est en mineur que les ombres heureuses chantent leurs amours élyséennes. La rencontre des deux frères au séjour de Pluton est l’une des plus belles inspirations de Rameau ; les quelques mesures de début ont la note attendrie, trop rare sur les cordes un peu sèches de sa lyre. Mais la fin de l’acte manque d’élan. Le compositeur se relève un instant dans le duo de Castor et de Télaïre. Il redevient lui-même dans la scène finale du cinquième acte, où Jupiter élève Castor au rang des dieux. L’air : Descendez des sphères du monde, est accompagné par un procédé alors tout neuf, dont on a, depuis, singulièrement abusé : les violons exécutent des suites de tierces, pendant que les violoncelles doublent le chant à l’unisson. Le chœur final, en imitations, a du style et beaucoup de grandeur.

Certes, cette œuvre capitale de notre vieux maître n’est pas sans faiblesses ; mais, indépendamment de son importance historique considérable, elle renfermait assez de beautés pour échapper à l’oubli. Au point de vue du détail cependant, les tragédies lyriques qui lui succèdent présentent encore plus d’intérêt ; car c’est le propre du génie de Rameau qu’il est infatigable à la recherche de formes nouvelles et d’effets plus puissans. Dardanus en est la preuve, avec son invocation guerrière qui n’est pas trop loin du choral des épées de Faust, son prélude symphonique de la plus savante facture, et son célèbre « trio des songes, » — un trio avec chœur, ni plus ni moins. Rameau, à mesure que ses instrumentistes se forment, leur taille de plus sérieuse besogne ; lui-même, à la longue, se fait la main, détend son style, varie ses formules et prend son aplomb. Tant de verve et de souplesse de talent chez un homme plus que mûr, — presque un vieillard, — méritait bien cet éloge de Grimm à ses débuts : « Mon étonnement est à son comble quand je pense que l’auteur de Pygmalion est celui du quatrième acte de Zoroastre, que l’auteur de Zoroastre est celui de Platée, et que l’auteur de Platée a fait le divertissement de la rose, dans l’acte des fleurs : quel Protée toujours nouveau, toujours ori-