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tantes, l’effet de ces beaux chants s’évanouit aussitôt qu’ils se font entendre tous à la fois. Pour qu’une musique devienne intéressante, il faut que le tout ensemble ne porte à la fois qu’une mélodie à l’oreille et qu’une idée à l’esprit[1]. »

Ainsi condamnée à être pittoresque ou dramatique, et cependant de plus en plus limitée dans ses moyens, la musique s’était tournée exclusivement vers le théâtre. Rameau, pourtant, voyait arriver la cinquantaine sans avoir pu obtenir un livret d’opéra, tant sa réputation de profond musicien effarouchait les rimeurs : entre toutes les branches de l’activité humaine, la musique a ce privilège que l’ignorance y est un brevet de capacité. L’auteur du Traité de l’harmonie sentit le besoin de se disculper de son savoir ; il adressa à Houdard de La Motte, librettiste en vogue, cette curieuse déclaration de principes : « Quelques raisons que vous ayez, monsieur, pour ne pas attendre de ma musique théâtrale un succès aussi favorable que de celle d’un auteur plus expérimenté en apparence dans ce genre de musique, permettez-moi de les combattre et de justifier en même temps la prévention où je suis, en ma faveur, sans prétendre tirer de ma science d’autres avantages que ceux que vous sentirez aussi bien que moi devoir être légitimes. Qui dit un savant musicien entend ordinairement par là un homme à qui rien n’échappe dans les différentes combinaisons des notes ; mais on le croit en même temps tellement absorbé dans ses combinaisons qu’il y sacrifie tout, le bon sens, le sentiment, l’esprit et la raison. Or, ce n’est là qu’un musicien de l’école où il n’est question que de notes et rien de plus ; de sorte qu’on a raison de lui préférer un musicien qui se pique moins de science que de goût. Cependant celui-ci, dont le goût n’est formé que par des comparaisons à la portée de ses sensations, ne peut tout au plus exceller que dans certains genres, je veux dire dans des genres relatifs à son tempérament. Mais sortez-le de ces caractères qui lui sont naturels, vous ne le reconnaissez plus. Dans son premier feu, il était tout brillant ; mais ce feu se consume à mesure qu’il veut le rallumer et l’on ne trouve plus chez lui que des redites et des platitudes. La nature ne m’a pas tout à fait privé de ses dons, et je ne me suis pas livré aux combinaisons de notes jusqu’au point d’oublier leur liaison intime avec le beau naturel qui suffit seul pour plaire, mais qu’on ne trouve pas facilement dans une terre qui manque de semence et qui a fait sur tout ses derniers efforts… Vous verrez que je ne suis pas novice dans l’art et qu’il ne paraît pas surtout que je fasse grande dépense de ma science dans mes productions, où je

  1. J.-J. Rousseau, Lettre sur la musique française.