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raconte ce que nous avons, puisque le docteur ne veut pas le faire. Tu dois bien le savoir aussi. — Je m’excusai modestement, arguant de mon ignorance. Je n’étais pas toubib. Alors, les mêmes paysans, poussant plus loin la condescendance, présentaient leurs bras au médecin : — Tâte-nous le pouls, tu verras bien ce que nous avons. — Cette idée-là est également répandue dans tout le Maroc : partout les indigènes sont persuadés qu’il suffit de leur tâter le pouls, sans autre examen, pour connaître leur état. C’est même, je le dis en passant, ce qui rend beaucoup moins agréable, ou, en tout cas, beaucoup moins aisément agréable qu’on ne croit le métier d’un médecin pénétrant dans les harems. Les voiles sont bien loin d’y tomber devant lui : où que soit placé le mal pour lequel on l’appelle, les femmes commencent par lui présenter le poignet, le visage et le reste du corps restant strictement cachés. Il faut insister beaucoup et souvent y revenir à plusieurs fois avant que le médecin obtienne davantage. Au Maroc, les médecins n’ont pas les charmantes surprises de ce personnage d’une comédie de M. Gondinet qui, mis en présence, pour ses débuts, d’un corset dégrafé, s’écriait avec enthousiasme : « Quel joli métier que la médecine ! Et si facile ! »

Lorsque les paysans de l’oued Mikkès voyaient que le médecin refusait de parler, même après avoir tâté leur pouls, ils se mettaient à causer de diverses choses : de la pluie, du beau temps, de la puissance du sultan, de la sainteté de Moula-Edriss, le patron du pays, de la récolte, du marché du lendemain ; puis, tout à coup, au moment où on y songeait le moins et où ils croyaient pouvoir profiter de la surprise, ils posaient subrepticement leur question : — Allons ! veux-tu maintenant nous dire où nous avons mal ? Veux-tu nous donner un remède ? — Le médecin s’obstinait dans son mutisme. Enfin, un paysan, plus hardi ou plus résigné que les autres, laissait échapper, à voix basse, le mot sacramentel, berd, lequel veut dire : froid. — J’ai berd, murmurait-il, c’est-à-dire, mot pour mot, j’ai froid. — Ah ! disait le médecin en riant. Et les autres, ont-ils berd aussi ? — Oui, s’écriaient-ils en cœur, tous berd, tous berd. — On va croire que la fraîcheur de l’hiver les avait rendus phtisiques, catarrheux ou rhumatisans. On va penser qu’ils avaient eu un chaud et froid, comme dit le peuple de Paris. On se tromperait, et le mal dont ils se plaignaient, dont se plaignent tous les Marocains arrivés à la force de l’âge, est d’une nature bien différente. Pour comprendre ce que signifie cette froideur universelle qui sévit sur des gens, d’ailleurs, de fort belle apparence, sur des gens gros, gras et colorés, il faut savoir que chacun, au Maroc, se marie fort jeune ; dès que la puberté se