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du Maroc, ce qui est assurément beaucoup dire ; nous allions donc entrer dans une contrée réellement barbare, où il est parfois aventureux de pénétrer. Quoique nous n’eussions, quant à nous, d’autre danger à courir que celui de nous voir enlever un cheval ou un mulet, nous pouvions nous donner la facile émotion du danger en nous rappelant toutes les histoires et toutes les légendes qui courent sur le compte des Beni-Ah’sen. J’y songeais donc tout en avançant, lorsqu’à peu de distance du Sbou, je distinguai, dans le brouillard qui commençait à se déchirer, une rangée de cavaliers beaucoup plus nombreux, beaucoup plus imposans que ceux qui venaient d’ordinaire à notre rencontre. Étaient-ce des ennemis ? Allions-nous être attaqués ? Hélas ! non, c’était notre escorte journalière qui nous attendait. J’ai déjà expliqué qu’à mesure que nous passions d’une tribu à une autre, les différens caïds venaient au-devant de nous avec leurs goums, veillaient à notre sécurité dont ils étaient responsables, et ne nous quittaient que lorsqu’ils nous avaient remis entre les mains des caïds voisins. La cérémonie ne manquait pas d’uniformité. En approchant des frontières d’une tribu, nous apercevions une cinquantaine de cavaliers, parfois une centaine, disposés en ligne de front, comme s’ils avaient fait une sorte de faction. En avant de la ligne se tenaient le caïd et son califa, tous deux armés, comme leurs soldats, d’un fusil soigneusement enveloppé d’une gaine rouge. Dès que nous arrivions près d’eux, le caïd et le califa s’approchaient de M. Féraud, lui donnaient une poignée, demain, baisaient tendrement la leur lorsqu’elle avait touché la sienne, puis se plaçaient l’un à droite, l’autre à gauche du bachadour (c’est ainsi que les Marocains traduisent le mot ambassadeur), tandis que les autres cavaliers suivaient en désordre derrière nous. À peine avaient-ils pris place des deux côtés de M. Féraud que le caïd et le califa se débarrassaient de leur fusil respectif, et le confiaient à un soldat qui le portait cérémonieusement avec le sien propre ; car, sauf au moment du combat, il ne convient pas à des chefs de s’embarrasser de leurs armes. Au reste, notre escorte ne se bornait pas à nous accompagner en désordre. Tout le long de la marche, elle se livrait à de bruyantes fantasias. Mais la fantasia marocaine est bien loin d’avoir la variété, l’élégance, l’imprévu de la fantasia tunisienne et algérienne. Elle est d’une monotonie dont on se fatigue vite. Lorsque, pendant deux ou trois jours, on a vu une dizaine de cavaliers se mettre en ligne à droite ou à gauche de votre route, courir à bride abattue, s’arrêter brusquement en poussant des cris et en tirant des coups de fusil, on est absolument blasé sur un plaisir aussi peu changeant. En cela comme en toutes choses, j’ai constaté l’éclatante infériorité des Marocains