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amour-propre des orateurs et des acteurs, — est d’autant plus forte qu’on ignore davantage dans quel milieu on se trouve. L’homme le plus timide ne sera pas timide avec son ami intime. Il deviendra gauche, hésitant, embarrassé, effrayé, dès qu’un visage nouveau sera devant lui ; à plus forte raison, s’il a à comparaître devant une réunion d’hommes ou de femmes qu’il ne connaît pas.

Plus l’inconnu est inconnu, plus la peur est intense. Aussi, quand il s’agit de phénomènes qu’on dit surnaturels, encore qu’il n’y ait pas de phénomènes surnaturels, la terreur est très grande. Tout ce qui est fantômes, spectres, revenans, habitans de l’autre monde (tout à fait inconnu), est fait pour inspirer l’épouvante. Les petits enfans ont peur de Croquemitaine et de l’Ogre, parce que Croquemitaine et l’Ogre sont des êtres surnaturels, étranges, plus grands que nature, et différens de tout ce qu’ils ont connu jusqu’ici[1]. De même, les hommes faits, paysans ou citadins, hommes cultivés ou rustiques, sont très capables d’avoir peur des spectres. Que l’on affirme à quelqu’un qu’il va se trouver vis-à-vis d’un fantôme, et le plus brave sera effrayé s’il parvient à croire que la menace est sérieuse. Quoi de plus effrayant, en effet, qu’un être qui ne craint ni le fer ni le feu, qui se rit de tous les obstacles, et dont la puissance invincible, supérieure aux forces humaines, dépasse les limites du monde de chaque jour, auquel nous sommes habitués !

Conduisez un homme, même très brave, dans une maison hantée par des fantômes pour qu’il y passe une nuit tout seul ; si cet homme croit réellement, — c’est cela même qu’il est difficile de croire, — qu’il sera visité par un fantôme, eh bien ! je suis convaincu que cet homme très brave ne s’endormira pas tranquillement : j’en suis tellement persuadé que, s’il s’endort en paix, gardant tout son sang-froid, je m’imaginerai que son courage est dû à ce qu’il n’ajoute pas foi aux revenans et qu’il ne verra là qu’une plaisanterie.


L’inconnu est la principale cause de la peur. Cela nous explique comment l’obscurité contribue tant à redoubler, et même à créer notre peur.

  1. Combien il est dangereux de parler aux enfans de ces êtres fantastiques ! Certes, il ne faut pas proscrire de leurs lectures les contes qui charment et développent l’imagination. Mais en même temps on doit leur répéter que les Croquemitaines n’existent pas. Cela ne les empêchera pas de goûter à ces histoires un plaisir aussi vif que s’ils croyaient à leur réalité. Il faut s’efforcer d’écarter de l’intelligence des enfans tout ce qui développe le côté effrayant des contes de fée. La peur est une émotion malsaine, quoique tutélaire, qu’il faut s’abstenir de faire naître ou d’entretenir dans l’esprit des enfans. Bien des maladies sont dues à la peur ; et bien des enfans peureux et nerveux sont devenus, par la peur, — cercle vicieux redoutable, — plus peureux et plus nerveux encore.