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à Moscou, les aigles au Caire, volent dans les rues les plus fréquentées sans être intimidés par la foule. Les animaux qui n’ont jamais été chassés ni poursuivis n’ont aucune frayeur quand on arrive près d’eux. Darwin rapporte à ce sujet des observations bien intéressantes. Les êtres les plus craintifs sont ceux qui ont été le plus activement poursuivis. Il semble que, par l’hérédité, le caractère d’être farouche et facile à effrayer se transmette aux descendans. Et, en effet, la peur, quand nul ennemi n’est menaçant, n’a aucune raison d’être. Elle n’est explicable que pour les animaux qui, depuis de longues séries de générations, ont eu besoin de se défendre par une fuite rapide contre leurs agresseurs.

La néophobie ne peut donc se rencontrer que chez les êtres qui ont des périls à craindre ou, tout au moins, dont les ascendans ont eu des périls à craindre. Il n’est pas besoin d’insister pour montrer que presque tous les animaux rentrent dans ces conditions. La terre n’est pas un Paradis terrestre, un Eden enchanteur, où tous les êtres, d’une douceur angélique, se respectent mutuellement. Hélas, non ! c’est un champ de carnage où se livrent des luttes perpétuelles, où il y a des vainqueurs et des vaincus, des mangeurs et des mangés. Dans les rares régions, — par exemple, les îles solitaires qui avoisinent les pôles, — où, par suite de la prédominance exclusive d’une seule espèce, ces luttes sanglantes n’ont pas lieu, les animaux ne sont pas farouches. Les phoques, les manchots se laissent facilement approcher par les hommes, et alors les marins ou les pêcheurs, avec une imprévoyance barbare et inepte, en font d’inutiles massacres.

On peut dire que les animaux les plus sauvages sont ceux dont les ancêtres ont été poursuivis avec le plus d’acharnement. La peur est donc héréditaire, comme la plupart de nos sentimens. Il est même vraisemblable que la faroucherie des animaux (néologisme qu’on me permettra, j’espère) se conforme aux moyens d’attaque de leurs ennemis. Les vieux chasseurs se souviennent du temps où, les armes ayant une portée moindre, le gibier était moins farouche (les perdreaux notamment), tandis que maintenant, sauf le cas de surprise, ils se lèvent toujours à des distances plus grandes qu’autrefois, à 30 ou 40 mètres environ du chasseur, ce qui est à peu près la portée de nos armes modernes.

En un mot, tout ce qui est nouveau inspire une méfiance qui est le commencement de la peur.

L’orateur qui va parler devant un grand auditoire est d’autant plus effrayé qu’il connaît moins quel sera l’auditoire devant lequel il va parler. Ce qui est très effrayant, c’est d’avoir devant soi une foule énorme dont on ignore les sentimens.

La timidité, qui est une sorte de peur, — analogue à la peur par