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une planche étroite, oscillante, sans qu’il y ait de garde-fou pour s’y appuyer, et il aura presque certainement le vertige. À ses pieds, à une grande distance, les dalles de la place avec les hommes qui la traversent, comme de petites fourmis ; et, pour se maintenir, pas de soutien. Alors les yeux se troublent, les jambes fléchissent. Impossible de faire un pas de plus ; un immense tournoiement s’empare de tous les objets voisins, qui semblent entraînés dans un tourbillon échevelé. Une sueur froide couvre le corps, et une angoisse invincible vous retient attaché au sol : tout effort de volonté devient impossible, et il n’y a pas moyen d’avancer.

Ce vertige est une frayeur bien peu rationnelle. On ne risque pas plus de tomber de cette planche, où il faut faire deux pas, que sur une planche quelconque placée à un demi-mètre du sol. La planche est solide ; on a éprouvé sa solidité. Il n’importe, la peur domine, et on ne peut avancer. La volonté fera peut-être essayer de passer ; mais la volonté ne donnera pas aux muscles la vigueur et la précision nécessaires. Le plus brave se sentira d’une absolue impuissance, et il aura beau avoir honte de sa faiblesse, il n’avancera pas.

Il faut bien peu de chose pour faire disparaître ce vertige. Une petite balustrade en ficelle suffira. On n’aura même pas besoin de la tenir ; c’est un soutien psychique, ce n’est pas un soutien matériel. La même planche que tout à l’heure on n’aurait osé traverser, maintenant qu’elle a une barrière, si fragile que soit cette barrière, sera traversée sans effroi, sans vertige. Assurément, ce n’était pas le danger qui avait effrayé, c’était l’image du danger, image saisissante, poignante ; cet abîme qui s’étend entre la planche et les pavés de la place.

Ce n’est pas le danger qui détermine le vertige ; car, même avec un très grand danger, parfois le vertige est absent. Les bastingages des navires ne sont pas bien hauts ; et l’abîme de la mer, dont ils nous séparent, ne recèle pas une mort moins sûre que celui de la place qui est aux pieds de la cathédrale : et, cependant, à se pencher sur le bord d’un bateau, on n’a pas le vertige. Qu’on soit sur une barque ou un grand navire, penché sur le bord, on regarde les vagues sans le moindre malaise, alors qu’il serait très pénible de regarder ainsi un précipice.

Je ne m’explique pas très bien comment il se peut faire que de la nacelle d’un ballon on ne ressente aucun vertige. Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de faire une ascension aérostatique. Le rebord de la nacelle n’était pas bien haut, puisque, en se tenant debout, ce rebord arrivait un peu au-dessus du genou, à peine. En se penchant on pouvait voir, à une profondeur de six à huit cents mètres, les champs, les villages, les routes, les bois. Eh bien !