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Il semble que la nature soit en grande méfiance de notre intelligence. Elle a voulu, paraît-il, lui faire pour la protection de nous-mêmes une part toujours assez petite. D’abord l’émotion : puis, plus tard, l’intelligence. Les blessures qui font couler le sang sont funestes à l’organisme ; mais, s’il fallait être convaincu de ce péril pour s’en préserver, il y a longtemps que les hommes auraient disparu de la terre. Ils ne seraient ni assez raisonnables, ni assez savans, pour comprendre combien il est dangereux de perdre du sang. La nature a fait plus simplement : elle nous a donné la sensibilité à la douleur, de telle sorte que nous évitons de nous blesser, non pas parce que nous savons que la blessure fait couler le sang, et que le sang est nécessaire à la circulation et à la vie, mais pour une raison bien plus claire, parce que cela nous fait mal. De même, nous ne nous exposons pas au danger, non pas parce que c’est un danger, — c’est là une idée abstraite qui touche peu, — mais parce que nous avons peur.

Si les poules n’avaient pas peur du renard, depuis longtemps les renards auraient mangé toutes les poules de la terre ; car il aurait fallu plus de puissance intellectuelle que n’en peut avoir une pauvre poule pour comprendre que le renard est un animal dangereux, qu’il faut ne pas le fréquenter, et que le mieux à faire, quand il arrive, est de s’envoler ou de se cacher. Toute cette intelligence est inutile. La poule a peur, et elle se sauve, sans avoir besoin de réfléchir.

Il y a dans la peur deux élémens : la sensation ; c’est-à-dire l’émotion intérieure, perçue par la conscience ; et l’acte réflexe. Tous les êtres ont le réflexe de la peur, en tant que mouvement ; mais l’émotion, autant du moins qu’on peut le supposer, ne paraît pas être chez tous. Il faut admettre que plus l’intelligence est développée, plus cette émotion intérieure est puissante. C’est un don parfois malheureux que l’intelligence. Les êtres inférieurs, inintelligens, et doués d’une conscience obscure, incertaine, ne ressentent ni la douleur, ni la peur, avec autant de force que l’homme. Hypothèse, encore assurément, car rien ne me fera connaître l’intérieur de la conscience d’un animal ; mais hypothèse très vraisemblable. Quand Brutus, la veille de la bataille de Philippes, a vu le fantôme de César, il a eu certes une peur plus vive, une émotion de la conscience plus profonde, plus intense, plus longue, que n’en peut avoir une perdrix surprise brusquement par le faucon dans un champ. J’ai dit jadis, en parlant de la douleur, — et je n’ai pas été contredit, — la douleur est une fonction intellectuelle, d’autant plus vive que l’intelligence est plus développée. Eh bien ! aujourd’hui j’en dirai autant de la peur. Pour avoir une peur profonde, il faut une con-