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suivirent exercèrent jusqu’à l’avènement de Longfellow une influence marquée sur le courant de la poésie américaine.

On peut dire que Bryant peignit toujours en plein air ; il fut en communion sympathique et constante avec l’atmosphère de sa patrie ; son génie se forma pendant la période idyllique ; les bois, les flots, le ciel et les pensées qu’ils suggèrent lui servirent de thème, comme à ses imitateurs, bien plutôt que les relations dramatiques et passionnées d’homme à homme, et M. Stedman note ici un intéressant phénomène : en Amérique, l’ordre habituel du développement de la poésie a été renversé. Règle générale, les peuples primitifs, les aborigènes, qui font partie pour ainsi dire du sol d’un pays ou de sa faune muette, ne considèrent pas subjectivement les sites qui les entourent ; c’est l’action épique qui d’abord se reflète dans les premiers essais de la poésie naissante, puis le patriotisme, la passion dramatique ; l’analyse subtile et réfléchie ne vient qu’en dernier lieu ; mais les colons qui prirent possession du nouveau monde avaient déjà passé par les périodes épique et dramatique, en luttant contre la nature, ils s’éprirent de ses beautés : de là sans doute la place prépondérante qu’y occupent les paysagistes en peinture et en poésie.

On a reproché à Bryant de ne s’être jamais élevé au-dessus de sa première inspiration. Ses pièces de début valent les dernières et leur ressemblent. Il n’était pas fécond ; peut-être la poésie, en maîtresse jalouse, se vengea-t-elle d’être souvent délaissée par le journaliste, par l’homme politique assidûment occupé à écrire des discours, des essais, des adresses. Sa sincérité l’empêchait, en outre, de sortir du cercle des émotions qu’il avait senties et vécues ; or, ce cercle était fort étroit ; jamais il n’exprima de passions plus vives que l’amitié, l’amour filial et fraternel. La gaîté, qui assaisonnait sa conversation aimable, ne se trouve nulle part sous sa plume. Il ne possédait aucune qualité dramatique. Même lorsqu’il chante la religion, la liberté, la patrie, son enthousiasme est toujours sous une sorte de contrainte. On ne peut lire aujourd’hui avec beaucoup de charme ce grand poème didactique d’une effrayante gravité : the Ages, mais les trente Poèmes qui ont fondé sa gloire ne vieilliront pas ; les plus hautes pensées s’en exhalent avec une fraîcheur de source vive. Citons l’Inscription à l’entrée d’un bois, les Prairies, le Vent du soir, l’Hymne de la forêt, la Fontaine, la Mort des fleurs, un Rêve de pluie, et, supérieurs encore au point de vue du sentiment : l’Hymne à la mort, la Terre, la Vie, le Champ de bataille, la Mort du conquérant, etc..

Il ne tint aucun compte des transformations du goût autour de lui, il ne se hâta en rien, et se décida fort tard à rassembler pour la première fois les poèmes écrits depuis sa jeunesse, alors qu’il appartenait au barreau dans le Berkshire-County et ensuite à New-York,