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soit le talent de M. Saint-Saëns, si nourri qu’il soit de la moelle des lions, il a fait, dans son oratorio le Déluge, une part considérable à la musique descriptive, et son opéra biblique, Samson et Dalila, est traité dans un tout autre esprit que le Samson de Haendel. Quant à M. Massenet, il s’est encore écarté davantage des formes archaïques; il a singulièrement amolli les austérités de la musique sacrée. Des naïves Madeleines de Lorenzo di Credi, par exemple, à la blonde pénitente du Corrège, il y a peut-être moins loin que des héroïnes bibliques de Haendel ou de Haydn à la tendre Magdaléenne, à l’Eve amoureuse, de M. Massenet. Il ne serait pas sans intérêt de rechercher et de comparer dans la musique d’autrefois et dans celle d’aujourd’hui les interprétations diverses de la bible et de l’évangile; mais ce n’est pas le lieu de poursuivre ici ce parallèle, auquel nous reviendrons peut-être un jour.

Comme MM. Saint-Saëns et Massenet, mais plus avancé dans sa carrière, M. Gounod a voulu écrire des oratorios; le musicien par excellence des amours humaines a voulu chanter l’amour divin. Nul n’ignore que l’âme de M. Gounod fut toujours une âme religieuse : d’une vocation sacerdotale éphémère il a gardé le goût du surnaturel, et s’il s’est juré, comme on le dit, de ne plus écrire que de la musique sacrée, c’est peut-être pour rendre à Dieu les suprêmes inspirations d’une pensée qu’il fut up jour sur le point de lui sacrifier ou de lui consacrer tout entière.

Avec sa nature mystique, il peut sembler singulier que M. Gounod, dans son œuvre de théâtre, n’ait pas recherché plus souvent l’inspiration religieuse. Faust renferme en ce genre deux pages de premier ordre : la scène des épées et la scène de l’église ; mais le poème de Goethe en offrait une troisième, et je m’étonne qu’elle ait échappé aux librettistes et surtout au musicien : c’est la scène où les cantiques et les cloches de Pâques, éclatant dans le ciel matinal, arrachent Faust au suicide. Si le livret n’avait dénaturé le poème, M. Gounod pouvait, même après Berlioz, écrire ici une belle page de plus. Il ne tenait qu’à lui de conserver l’idée de Goethe et de la traduire. Sans doute il a trouvé, pour calmer Faust éperdu, de claires chansons de jeunes filles et de laboureurs; mais il a fait chanter la terre où devait chanter le ciel, et cela suffit pour ôter à la pensée de sa grandeur, à la situation, de sa portée dramatique et morale.

Il y a peu d’années, le choix du sujet de Polyeucte accusa chez le maître la tendance vers le genre religieux, et la belle scène du baptême mit en lumière l’aspect du talent de M. Gounod que nous étudions. Nous demeurons toujours nous-mêmes, et, fût-on le plus grand des artistes, on ne dépouille guère le vieil homme. Le talent ou le génie ne fait que se redire et approprier à des formes changeantes