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les flèches se dressent aujourd’hui au-dessus du colossal édifice et dominent au loin le fleuve et la campagne ; les églises sont toutes pimpantes de la fraîcheur d’une restauration où l’on n’a épargné ni la science ni l’argent. Une partie des fortifications a été jetée par terre : un nouveau boulevard, l’avenue de l’Empereur, s’élève à la place des remparts. Des hôtels privés s’alignent des deux côtés, où domine l’architecture hollandaise, mais plus pompeuse et plus opulente que dans le pays natal.

La richesse ne produira-t-elle pas dans ce pays ses effets ordinaires? Déjà le progrès de l’industrie attire dans les villes le paysan. A mesure que l’émigration en Amérique deviendra plus difficile, l’attraction sera sans doute plus forte. Or le progrès des doctrines socialistes ne s’arrête pas, et les lois d’exception, en comprimant le parti, y condensent la haine. L’Allemagne ne paraît pas se préoccuper de ce danger. Elle est dans la joie de ses succès économiques et du « Sedan industriel » qu’elle nous inflige. Des journaux annoncent que les Grecs, nos bons amis les Grecs, ont commandé à Berlin quatre-vingt mille uniformes pour leur armée. Là-dessus, cri de triomphe : « Voilà encore un monopole enlevé à Paris, qui le possédait depuis le premier empire ! » Enlever à Paris toutes ses industries, l’une après l’autre, est une des ambitions de l’Allemagne.

J’ai tout à l’heure entendu la conversation de deux commerçans qui dînaient à côté de moi. Ils ont de grandes affaires, car ils calculaient le prix du transport de la tonne à travers les mers. Leur visage hardi et dur me faisait songer à ces matelots de la Hanse, qui faisaient le commerce comme on fait la guerre, car l’Allemagne a été au moyen âge le pays des entreprises commerciales vastes, vigoureuses et persévérantes. Voilà encore une puissance d’autrefois qui se réveille. Prenons garde à nous ! Il ne s’agit pas d’un danger éphémère : la lutte commencée ne s’arrêtera plus. La preuve qu’on en sait en Allemagne l’importance, c’est que le ministre du commerce du roi de Prusse est un prince et que ce prince est M. de Bismarck. Le commerce est conduit avec la même attention, la même suite, que les affaires militaires et la politique internationale. Comme dans une campagne, des espions étudient les procédés de l’adversaire. Nos ennemis emploient des stratagèmes; ils donnent pour nôtres des produits berlinois; au « qui vive? » ils répondent « France ! » alors qu’ils sont Allemagne. Ils pratiquent une stratégie commerciale. Ils savent les points qu’il faut attaquer, s’éclairent dans toutes les directions, coupent ou détournent les routes, et l’état-major vient en aide au moment utile à tels ou tels partisans aventurés au loin. Vraiment, il y a pour nous mieux à faire que d’organiser une exposition universelle, et il faudrait que notre ministre du commerce se pût occuper à tête reposée de nos