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mais n’allons pas nous mettre à imiter l’Allemagne : entre l’histoire de ce pays et la nôtre les différences sont profondes, et nous ne pouvons employer l’enseignement historique à produire ce patriotisme hautain.

La nation en Allemagne est une race, et l’orgueil de race est chose vigoureuse. Est-ce que la France est une race? Un certain nombre de braves gens sont fort occupés aujourd’hui à procurer une statue à Vercingétorix; mais il y a bien moins de rapports entre le Gaulois Vercingétorix et nous qu’entre Arioviste et les Allemands. Si nous savions mieux l’histoire de l’Europe et la genèse de notre France, nous nous épargnerions de pareilles erreurs de sentiment. Ce n’est pas au premier siècle de notre histoire qu’il faut chercher les origines des peuples modernes, car on néglige ainsi des événemens tels que la conquête romaine, qui a transformé la Gaule, tandis qu’elle n’a fait qu’effleurer la Germanie ; tels que les grands mouvemens de peuples qui ont apporté en Gaule des Germains de toutes les tribus et des Scandinaves, tandis que la Germanie restait germaine. Avons-nous le droit de nous dire des Celtes? Mais au temps des Mérovingiens, des Celtes sont arrivés de la Grande-Bretagne en Armorique: c’étaient des étrangers, des conquérans, et ils ont gardé longtemps dans cette Gaule, qui avait été jadis la principale région celtique, leur physionomie particulière. Au IXe siècle enfin apparaissent les premiers linéamens vagues des nations futures, mais la France de Charles le Chauve est un chaos, au lieu que l’Allemagne de Louis le Germanique est une nation. L’unité française a été l’œuvre de la politique royale : en Allemagne, l’unité a été un produit de nature ; aussi a-t-elle survécu au désordre des institutions et à la ruine de l’autorité publique. A-t-on jamais vu en Allemagne opposition pareille à celle qui éclatait au moyen âge entre le Nord et le Midi de la France ? Est-ce qu’une partie de l’Allemagne a dû conquérir l’autre, comme nos gens du Nord ont conquis, en s’y reprenant trois fois, notre Midi? Est-ce qu’il a fallu détruire au-delà du Rhin toute une civilisation, comme les croisés de Simon de Montfort ont étouffé la civilisation méridionale? Comparez les deux pays à la fin du XIIIe siècle : le roi de France possède la plus grande partie du territoire; à cause de cela, il représente la France, il est la France ; Rodolphe de Habsbourg, roi allemand, est le plus pauvre des princes; il n’a dans sa bourse que la grâce de Dieu ; chez nous, il serait vassal de vassal, à peine aperçu du roi ; en Allemagne, il est roi. C’est qu’il y a une nation germanique naturelle (il faut toujours redire ce mot) antérieure à la royauté, et qui peut se contenter d’un symbole solennel de son existence.