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française, mais, à ce qu’il me semble, nous avons bien fait de laisser vide notre place dans cet « aréopage » européen, qui n’aurait pas même eu l’idée de se réunir, s’il s’était agi de juger quelque colosse capable de briser à coups de canon l’urne aux suffrages et la tête des juges. Notre abstention exaspère les journalistes allemands, qui remplissent leurs pages de railleries brutales. La plus méchante de ces feuilles est la Gazette de Cologne. Ses correspondances de France sont odieuses. Informée des moindres incidens de notre vie, elle les commente et les dénature avec la plus vilaine perfidie. On dit qu’elle est officieuse et qu’elle émarge au « fonds des reptiles; » il est naturel qu’elle y trouve du venin, mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il en reste pour d’autres.

Dimanche de Pâques au matin. — Je vois passer un étudiant, grand et beau garçon, qui est manifestement aussi un bon garçon; au-dessous d’un œil très doux, il porte deux balafres qui se croisent comme des épées ; une cicatrice joint sa bouche à son oreille. Cette coutume des duels est une survivance d’instincts primitifs. Dans la jeunesse des peuples, on n’est homme qu’après qu’on a frappé avec l’épée ou qu’on a été frappé par elle. Le fameux duel universitaire, où la rapière ne peut atteindre que le nez ou la joue, n’empêche pas les duels à mort. Dernièrement, à Berlin, un étudiant a été tué. On me conte que ses camarades, ceux qui faisaient partie de son Corps, l’ont veillé pendant vingt-quatre heures, en chantant et en buvant. Ne sont-ce pas les funérailles d’autrefois?

Il y a mille manifestations de cette jeunesse du peuple allemand : la simplicité, la brusquerie, la maladresse, la niaiserie dans les amusemens, aussi la rudesse et l’incohérence des traits. Toutes les fois que je regarde un groupe populaire, mon imagination habille les hommes en reîtres, en lansquenets ou bien en soldats d’Alaric...


Il fait un beau soleil. Les Tilleuls sont tout remplis d’uniformes de grande tenue. Les casques d’or reluisent sur la tête des cuirassiers. Sur les casques de cuir des fantassins retombe en pluie le panache blanc. Les brandebourgs jaunes des hussards éclatent sur le dolman vert. Les sabres traînent sur le pavé. Si loin que l’on regarde, on aperçoit des officiers et des soldats la main au front: c’est comme une vision de l’armée prussienne se saluant elle-même. Tout ce monde là est en fête et fier de porter un si bel habit; le brillant et l’ampleur de l’uniforme, la joie d’en être vêtu, sont des signes qu’il ne faut pas négliger : signes de jeunesse encore.

Dresde, lundi 26 avril. — Je me sens plus à l’aise qu’à Berlin. Je vois un vrai fleuve, d’une belle eau, dont la large courbe enveloppe