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où, dans un manque total de bien-être, d’espace, d’air, et de tout genre de commodité, on se trouve les uns sur les autres comme dans une boîte; mais enfin on vivrait. Mais le calme n’est pas habituel, il constitue l’exception ; généralement il y a du vent et la mer est agitée. Si l’on se trouvait dans un de ces petits navires à voiles dans lesquels ceux qui sont étrangers à la marine s’étonnent qu’on puisse braver la mer, on ne souffrirait nullement ; le navire, appuyé par une voiture convenable, s’élevant doucement sur la lame, vous berce sans fatigue, et à moins d’un mauvais temps sérieux on est fort bien ; dans un petit bateau à vapeur sans mât, ni voiles, filant de 12 à 20 nœuds contre la lame, on est au supplice. On ne peut goûter un moment de repos dans aucune position, ni debout, ni assis, ni couché; constamment ballotté, attaché, cramponné pour se maintenir, on ne peut ni lire, ni écrire, ni faire la cuisine, ni recevoir en cas d’indisposition ou de maladie les soins les plus indispensables, et encore moins en cas d’une blessure qui peut être causée par le roulis, par la machine ou tout autre accident. Nous avons déjà vu qu’on ne pouvait ni utiliser la boussole, ni faire des observations astronomiques, ni se servir sans doute de la longue-vue, instrument de première nécessité, afin de se rendre compte des bâtimens et des terres qui peuvent se trouver en vue.

Remarquez que je ne dis pas qu’il faille pour cela du mauvais temps ; cette situation résulte de la trépidation et des mouvemens causés par les temps ordinaires du large ; les torpilleurs qui viennent d’arriver à Toulon des ports du Nord n’ont pas supporté de gros temps ; ils n’ont tenu la mer que par un temps maniable, et cependant ils ont éprouvé tous ces inconvéniens. L’impossibilité de faire la cuisine à la mer a causé une grande privation aux hommes, surtout dans une saison froide et humide, au cœur de l’hiver.

Ces braves gens, brisas de fatigue, non par un exercice salutaire et auquel le marin aime à se livrer, mais par le supplice d’une immobilité agitée sans aucune trêve, dépourvus de la ressource d’un bon sommeil pour reposer leur corps et de celle du travail pour occuper leur tête, ces braves gens n’avaient même pas, pour réchauffer leur estomac, un bol de cette bonne soupe fumante et agréable à l’odorat qui est, pendant l’hiver, distribué par les fourneaux économiques de nos villes à nos laborieuses populations; le tafia de la cambuse la remplace mal ; c’est un excitant momentané, mais il ne restaure pas, et le biscuit en permanence est un maigre régal surtout à une époque où les plus petits bâtimens faisant campagne sont installés de manière à se passer à la mer le luxe du pain frais tous les jours, au moins à un repas; mais cela ne serait pas possible à bord de ces torpilleurs. Heureusement que, dans