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On ne peut pas davantage considérer comme marin un bâtiment qui ne peut pas se servir de la boussole, où l’on ne peut faire d’observations ni de calculs astronomiques, et si peu élevé au-dessus de l’eau que, son horizon étant nul et la vue arrêtée par la crête des lames, il est impossible de voir autour de soi, de reconnaître les terres, les écueils, les navires et de savoir en un mot ce qu’on fait; dans ces conditions, on irait en aveugle.

Ce peu d’élévation au-dessus de la mer, ce défaut d’horizon est compensé par le grand avantage, au point de vue de la guerre, d’échapper par sa petitesse à l’attention des ennemis, mais il en résulte un bien grave inconvénient au point de vue de la navigation. Nous voyons tant de collisions arriver chaque jour entre de grands navires portant haut des feux de toutes les couleurs et ayant dans leurs mâtures des vigies qui interrogent au loin l’horizon, que ces myrmidons, s’aventurant au large, pourront être facilement victimes de semblables accidens. Même en temps de guerre, les mers seront sillonnées par les bâtimens neutres, et d’autant plus activement qu’une partie du commerce effectué jusque-là par les belligérans leur sera dévolue. Les grands paquebots qui filent jusqu’à 27 kilomètres à l’heure, s’ils rencontrent un de ces torpilleurs, ne le verront pas sans doute d’assez loin pour détourner le coup ; ils peuvent même ne pas l’apercevoir du tout et le couper en deux sans en avoir connaissance que par un petit choc et quelques cris confus sortant du sein des flots, comme cela arrive assez souvent à des navires plus considérables. Si, au lieu de croiser leur route, le paquebot et le torpilleur se trouvent suivre une même ligne en sens contraire, fait assez fréquent, tout extraordinaire qu’il paraisse, ils se rapprocheront l’un de l’autre avec une vitesse vertigineuse de 900 mètres à la minute ; et, comme ils ne se verront certainement pas dans la nuit, dans la plupart des circonstances, avant de n’être qu’à 2,000 mètres l’un de l’autre, une collision sera inévitable, car deux minutes ne suffisent pas pour reconnaître la situation, donner un ordre, faire sentir l’action du gouvernail et arrêter, en stoppant ou même en renversant la vapeur, l’erré du navire.

Mais, dit-on, la mer est large ; comment tomber exactement sur un point de rencontre? Sans doute ; mais le fait est là, il est indéniable, il est de tous les jours, de tous les instans. Du temps de la marine à voiles, le péril était plus facilement conjuré, à telles enseignes qu’on ne songeait pas à s’éclairer la nuit par des feux destinés à révéler la présence du navire ; il périssait alors plus de bâtimens du fait de la mer et de celui des échouages que du fait des abordages. L’introduction de la vapeur a changé la proportion ; par des raisons très faciles à montrer, mais qui n’entrent pas dans mon sujet, le nombre des sinistres provenant de collisions s’est accru d’une manière