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une froide indifférence pour toutes les horreurs de la guerre ne paraîtrait pas plus de saison et serait odieuse.


III.

Montrons maintenant que l’action de ces torpilleurs ne sera pas aussi générale ni aussi funeste qu’on paraît le supposer.

Et d’abord retirons-leur le domaine de la haute mer ; dénions-leur la faculté de se livrer à toute autre navigation qu’à celle du cabotage, sauf dans quelques circonstances exceptionnelles; disons qu’ils ne pourront naviguer que sur les côtes et avec des relâches fréquentes comme ont fait ceux qui ont été expédiés récemment de Cherbourg, de Brest, de Lorient à Toulon, où s’opère leur concentration en vue d’exercices combinés avec l’escadre d’évolutions[1]. Ce n’est pas qu’ils ne soient capables de bien tenir la mer ; ils ont montré qu’ils naviguaient avec une sécurité suffisante, du moins dans les gros temps ordinaires et de peu de durée, et lorsque la machine, fonctionnant régulièrement, les mettait à même de gouverner à souhait. Mais le gros temps dure en général, au large, plusieurs jours, et, sans être extraordinaire, il peut obliger les bâtimens à certaines précautions, à prendre la cape courante, par exemple ; dans ce cas, si le torpilleur se trouve à portée de la côte, il se hâtera d’y chercher un refuge, ou il attendra la fin du mauvais temps, au grand soulagement de l’équipage et à celui de la machine. s’il est absolument en pleine mer, il lui faudra, comme disent les marins, étaler le coup. Il en sera très gêné ; ne pouvant pas faire marcher sa machine assez doucement pour filer moins de neuf nœuds environ contre une mer très grosse, il pourra en être fatigué, et, comme on dit, dévoré par la lame ; le service de la machine, celui de la barre, la surveillance extérieure et la situation même de l’équipage deviendront très pénibles.

En supposant que, manœuvrant avec habileté, il puisse dominer la mer tant qu’il gouvernera, et que les mécaniciens et l’équipage résistent pendant quelques jours à la fatigue d’une telle vie, sans repos et sans nourriture convenable, par l’impossibilité de faire la cuisine, le torpilleur se trouvera à la merci de la moindre avarie de machine, qui l’obligerait à stopper. Aussitôt le bateau, cessant de gouverner, tombera en travers de la lame, et nul ne peut répondre qu’il ne sera pas couvert, inondé, roulé par elle, son tuyau enlevé, son kiosque démoli, et qu’en fin de compte il n’y périra pas. Que faut-il pour cela? Une de ces petites avaries comme il s’en produit

  1. Malgré toutes ces relâches, les équipages ont en général beaucoup souffert dans cette traversée.