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Vers cinq heures du soir, le passage était à peu près terminé. Il avait commencé à cinq heures du matin. Encore restait-il des chameaux et les caissons d’artillerie, qu’on devait transporter la nuit au clair de lune. « Et quand on pense, dit tout à coup le caïd raha, qui avait vu Rome, Londres et Paris, quand on pense qu’à Paris, avec un pont, nous serions tous passés en dix minutes ! » Réflexion profonde, digne de M. de La Palisse, qui m’ouvrait des jours nouveaux sur les avantages de la civilisation. j’étais occupé à en sonder l’étendue, tandis que le soleil se couchait à l’horizon, dorant les eaux du Sbou de teintes claires qui lui donnaient réellement un faux air de Nil, que quelques-uns de mes compagnons chassaient dans la campagne, que d’autres péchaient dans le Sbou des aloses énormes et exquises, et que M. Féraud, assis au milieu d’un groupe de musulmans attentifs, leur faisait je ne sais quel discours, avec des airs, des gestes et des mouvemens de conteur arabe, dont l’auditoire boit les paroles. Une dernière barque chargée comme toutes les autres traversait l’eau; tout à coup, nous voyons surgir, à un détour du fleuve, une sorte d’embarcation légère, d’une forme étrange et d’une coloration verte, qui ressemblait à celle des prairies environnantes. Elle était composée de roseaux fraîchement cueillis, dont les tiges, ramenées en avant, se relevaient comme en un bouquet; l’arrière était coupé tout droit: on eût dit la moitié antérieure d’une gondole qu’on aurait séparée par le milieu. Livrée au courant, sans personne en apparence pour la guider, elle suivait le fil de l’eau si rapidement, qu’on ne pouvait s’empêcher de trembler pour la barque qu’elle allait certainement rencontrer, et qui chavirerait, vu le manque d’équilibre du chargement. En effet, un Arabe effrayé saute et court à cette embarcation verdoyante, qu’il traîne sur un côté du fleuve. Au bruit de cette manœuvre, deux bateliers se réveillent et soulèvent une tête étonnée au milieu des branches vertes. C’étaient des pêcheurs, et l’embarcation était une ma’adiâ, sorte de bateau de pêche qu’on abandonne ainsi aux caprices du Sbou et sur lequel les indigènes, avec leur insouciance ordinaire, s’endorment sans crainte, à la garde d’Allah. Je ne saurais dire combien ces ma’adiâ sont charmantes, et quel effet m’a produit l’apparition de l’une d’elles, d’abord si mystérieuse, aux rayons du couchant. On l’eût prise pour un simple bouquet de feuillage jeté sur l’eau ; mais il aurait fallu qu’arrêtée dans sa course vers l’inconnu par une main tremblante, il en sortît autre chose que deux pêcheurs se frottant les yeux. Il manque toujours quelque chose à la réalité pour être parfaitement poétique!


GABRIEL CHARMES.