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le fleuve roule entre deux berges à pic, semblables à des falaises, des eaux bourbeuses comme celles du Tibre, et justifie par son aspect imposant cette épithète de magnificus que Pline a sans doute empruntée au récit des premières expéditions romaines[1]. » Pour moi qui ai vécu si longtemps sur le Nil, la vue du Sbou présentait un intérêt tout particulier. Je ne pouvais m’empêcher de comparer les deux fleuves qui coulent aux deux extrémités de l’Afrique, avec des destinées si diverses. Ils ont entre eux bien des ressemblances. Le Nil aussi roule des eaux limoneuses entre deux berges profondes, qui se creusent à mesure que le fleuve descend, et qui bientôt deviennent pareilles à des falaises de sable. Mais si magnifique que soit le Sbou, quelle différence entre le Nil et lui ! Et combien aussi sont différentes les rives des deux fleuves ! Le bassin du Sbou est d’une grande richesse naturelle, mais les hommes le laissent presque inculte ; il n’y a nulle part de travaux d’irrigation ; on ne trouverait même pas, dans cette grande plaine, une modeste noria, une seule! Le bassin du Nil, au contraire, si merveilleusement irrigué, doit presque autant aux hommes qu’à la nature. Il ne s’étend pas, comme celui du Sbou, à perte de vue jusqu’à des collines lointaines perdues dans le bleu de l’horizon. Presque partout il est borné, au bout de quelques kilomètres, par des montagnes de grès, aux formes charmantes, aux inimaginables et indescriptibles colorations. Enfin des ruines merveilleuses se dressent sur les bords du Nil, tandis que quelques cabanes d’Arabes se reflètent seules dans les eaux bourbeuses du Sbou. L’Egypte a vu passer et a porté les plus admirables civilisations du monde : celle des Pharaons, celle de la Grèce expirante, celle de Rome, celle des Arabes dans la fleur de leur génie ; le Maroc, à peine effleuré par Rome, a brillé sous les Arabes d’une vive clarté, mais d’une clarté éphémère, bientôt éteinte sous les souffles brûlans du désert.

Le temps me manquait pour continuer mes réflexions ; il fallait passer le fleuve : opération difficile ! Bien entendu, le Sbou ne possède pas un seul, pont et il n’est guéable qu’en été lorsque l’eau est presque complètement écoulée. A l’époque où nous étions et au Mechràa-bel-Ksiri ou Gué-de-Ksiri, où nous nous trouvions, il avait une profondeur de 3 ou 4 mètres au moins sur une largeur de plus de 150 mètres. En outre, son lit, obstrué de bancs de sable, ne nous permettait pas de passer en ligne droite sur la rive opposée. Nous n’avions qu’une seule barque pour nos bagages, notre artillerie, nos bêtes, nos gens et nous. Encore cette barque était-elle déjà à moitié remplie d’Arabes, les uns bateliers, les autres chargés de seconder les bateliers, les autres chargés de seconder

  1. Recherches sur la géographie comparée de la Mauritanie Tingitane.